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quier, un novice peut seul voir en détail l’échiquier et la forme particulière des pièces, parce qu’il ne saisit pas leur signification intrinsèque. Au contraire, l’amateur dont les pensées sont absorbées par les combinaisons du jeu ne voit pas une pièce de bois à tête de cheval, mais une pièce qui possède la marche particulière du cavalier, et qui équivaut à peu près à trois pions, qui, pour le moment, est peut-être mal placée au bord de l’échiquier, ou qui est sur le point de faire une attaque décisive, ou que l’adversaire menace de clouer sur place, etc. Enfin, il ne voit pas une poupée de bois, il n’en voit pas la matière, il voit la valeur de la pièce comme cavalier. Plus la pensée s’engage dans les combinaisons, moins les yeux s’aperçoivent de la matière de l’échiquier et de ses pièces. L’attention tout entière du joueur se concentre intérieurement en lui-même, et son regard, qui tombe encore instinctivement sur les accessoires extérieurs, ne se rend pas compte de leur nature. Voici quelques exemples à l’appui. Je ne saurais dire si les échiquiers employés lors du dernier tournoi à Dresde (en 1892) étaient en bois ou en carton, mais je sais par cœur presque toutes les parties que j’y ai faites. Bien plus ; si à Dresde même, et au moment où je quittais ma table de jeu, quelqu’un m’avait demandé sur quelle espèce d’échiquier j’avais joué la dernière partie, j’aurais été incapable de répondre. Voici un autre exemple. La dame blanche des échecs dont je me sers à la maison a perdu sa pointe, et ma femme la colle à sa place seulement de temps en temps avec de la cire d’Espagne. Après la partie, je ne saurais dire si la pièce avait, cette fois-ci, sa pointe ou non.

« Au jeu ordinaire, on n’aperçoit donc pas les objets, ou du moins on ne les voit que très imparfaitement. Comment les apercevrait-on en jouant sans voir ? Je puis seulement dire que je me représente l’échiquier assez petit, à peu près de la grandeur d’un diagramme (c’est-à-dire de huit centimètres de largeur), pour mieux embrasser la totalité, et pour faire passer le regard mental plus vite d’une case à une autre. Je ne vois pas les cases distinctement noires et blanches, mais seulement claires et foncées. Pour la couleur des pièces, la différence est encore beaucoup moins marquée. Elles se montrent à moi plutôt comme ennemies ou alliées. La forme des pièces ne m’apparaît qu’indistinctement ; je considère principalement leur faculté d’action. »

Si les joueurs que nous venons de citer se servent de la mémoire visuelle, il faut bien reconnaître que cette mémoire diffère profondément de celle d’un peintre ; ce n’est pas une mémoire pittoresque, c’est-à-dire concrète, c’est une mémoire visuelle abstraite, à laquelle on peut donner, suivant une suggestion de M. Charcot, le nom de mémoire géométrique.