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voie triomphale, nous entrons dans le jardin d’une villa particulière, plantée sur le sommet du mamelon. Les allées suivent le bord sinueux du plateau. Elles traversent des touffes épaisses ou légères d’arbustes, elles ont des jours merveilleusement ménagés. Autour de nous, quelques hauteurs pareilles, couvertes de pampres et d’arbres fruitiers, jaunis par l’automne. Un villino les domine. Deux ifs l’encadrent de leurs plumets d’un vert sombre, bien droits sur un fût noir. On approche. La pente raide se découvre, tapissée de vignes, puis, tout en bas, au-delà d’un ruisseau, au-delà des bandes de prés traversés de lignes d’arbres, la ville toute rose, dans un voile de brume matinale, et le cercle lointain des Alpes, qui montent par étages, comme fleuries de bruyères à leur base, et blanches au ras du ciel.

— Venez maintenant, dit le sénateur, vous verrez une chose bien différente.

La chose bien différente, c’était, dans le couvent abandonné qui touche l’église, la cène de saint Grégoire le Grand, par Véronèse. Le tableau, qui rappelle la cène du même peintre, au Louvre, occupe tout le fond d’un ancien réfectoire, entièrement blanc et nu. Il a été lacéré, en 1848, par les soldats autrichiens, qui ont fait trente-deux morceaux de cette toile admirable, restaurée avec amour dans la suite. Une inscription, où perce l’émotion, l’espèce de tendresse des Italiens pour leurs trésors d’art, rappelle le vandalisme des étrangers. Un plan, qu’on peut voir dans une salle voisine, reproduit le tracé bizarre des coups de couteau et de sabre qui mutilèrent le chef d’œuvre.

— Ces temps-là étaient de tristes temps ! me dit M. L.

— Qui ne vous ont pas laissé de trop mauvais souvenirs, cependant ? Vous voici alliés.

— Que voulez-vous ! nous leur disions : « Passez les Alpes ! » Ils l’ont fait.

— Pas de bonne grâce.

— Nous l’avons oublié. Eux aussi : d’ailleurs, les actes de stupide destruction, comme celui-ci, n’ont pas été fréquens, ni pendant l’occupation, ni pendant la guerre, du côté des Autrichiens.

Une demi-heure plus tard nous visitions la villa de Nani, appelée ainsi à cause des figures grotesques de nains posées sur la balustrade, en bordure du chemin. Vrai type de villa italienne, l’habitation du maître est séparée de la maison des hôtes, long bâtiment où je croyais voir entrer quelque grande dame du dernier siècle, venue de France ou d’Angleterre, avec ses gens, ses caisses et ses carrosses. Toutes les chambres, tous les salons sont peints à fresque par Tiepolo : on y voit de la mythologie et des Chinois, des caricatures et des scènes tragiques d’une belle