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manité que peuvent contenir les œuvres d’art, qui crée leur vie profonde et peut les hausser au rang de chefs-d’œuvre ?

Quelques lignes à peine après le passage que nous venons de citer, M. Brandes ajoute : « Les polémiques passionnées que mes livres ont déchaînées ont soulevé un grand nombre de problèmes religieux, sociaux et moraux ; et cela n’a pas été dû seulement à l’inintelligence de mes adversaires, mais aussi à la nature même de mon travail. » En rapprochant cette phrase de celle où M. Brandes résume si curieusement l’idée qu’il se fait des qualités foncières d’une littérature, et en les acceptant toutes les deux comme vraies, va-t-on donc se trouver obligé de conclure que l’œuvre personnelle de M. Brandes est de tout premier ordre ? M. Brandes fait encore remarquer que « jusqu’à ces tout derniers temps les différens peuples sont restés assez éloignés les uns des autres, au point de vue littéraire, et n’ont montré qu’une faculté très restreinte de s’approprier leurs productions respectives. » M. Brandes n’ajoute pas, mais il l’espère évidemment, que grâce à lui il n’en sera plus de même désormais dans les pays allemands ou Scandinaves. D’ailleurs ce qu’il dit là, de la non-pénétration des littératures à l’étranger, ne l’empêchera pas, pour donner à son histoire l’apparence d’une grande chose où toutes les parties se tiennent et dépendent strictement les unes des autres, d’exagérer parfois jusqu’au ridicule l’influence de telle œuvre ou dételle circonstance, grande ou petite, sur les œuvres ou les circonstances postérieures. Ainsi fait-il pour l’œuvre et la vie, ou plutôt la mort, de Byron, dont nous reparlerons d’ailleurs plus loin.

Nous devons ajouter que M. Brandes nous semble dans l’erreur quand il dit que jusqu’à notre époque les différens peuples de l’Europe sont restés littérairement très loin les uns des autres. Nous, Français, qu’on accuse le plus d’ignorance, il n’est pas un seul grand nom étranger que nous n’ayons accueilli. Il se peut qu’aujourd’hui les influences réciproques agissent plus rapidement qu’autrefois, mais précisément à cause de cela elles agissent moins profondément ; et d’ailleurs on peut déjà prévoir le jour où l’internationalisme littéraire sera tel que personne n’aura plus à agir sur personne. Si l’on veut rechercher des influences profondes et durables, c’est vers le passé qu’il faut regarder. Ainsi notre théâtre du XVIIe siècle, que ne doit-il pas à la comédie héroïque espagnole, à la farce italienne, à la comédie latine, à la tragédie grecque ? Ainsi : toute une période de près d’un siècle, dans la littérature allemande, commandée par notre XVIIe siècle. On pourrait multiplier ces exemples ; mais point n’est besoin, puisque sur ce point aussi M. Brandes a été tout de suite amené lui-même à se contredire.