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ait apporté dans cette campagne toutes les exagérations d’une nature ardente que, depuis sa sortie du séminaire, il avait dû contenir dans les limites d’une étroite et mesquine existence. On sait quelle était la pensée qui animait les rédacteurs de l’Avenir : donner aux catholiques le goût de la liberté, leur persuader de ne plus invoquer la protection de l’État, de renoncer sans retour aux faveurs, aux privilèges, et de ne compter désormais que sur eux-mêmes pour la défense de leurs droits, mais les instruire en même temps dans le maniement des armes à l’aide desquelles les droits se défendent dans les pays libres : la presse, la parole, et les habituer à regarder leurs adversaires face à face, à les combattre en rase campagne, sans s’abriter désormais derrière des murailles effritées et des retranchemens en ruine. La presse, la parole, c’étaient deux armes dont le maniement convenait également à Lacordaire, et de tous les rédacteurs de l’Avenir, il fut celui qui prêcha le mieux d’exemple. Lamennais ne prenait la plume qu’assez rarement, toujours avec une vigueur singulière, mais il écrivait surtout des articles de doctrine et de principe. Le doux abbé Gerbet était peu propre aux âpretés de polémique quotidienne. Restaient Lacordaire et Montalembert, les autres n’étant que d’obscurs collaborateurs. C’est de leur rencontre dans les bureaux de l’Avenir (car ils étaient jusque-là étrangers l’un à l’autre) que date l’étroite intimité entre ces deux hommes auxquels les catholiques doivent une si grande reconnaissance. De cette rencontre, Montalembert a rappelé, quarante ans après, le souvenir en termes émus :

« Que ne m’est-il donné, s’écriait-il, de le peindre tel qu’il m’apparut alors dans tout l’éclat et tout le charme de la jeunesse ! Il avait vingt-huit ans. Sa taille élancée, ses traits fins et réguliers, son front sculptural, le port déjà souverain de sa tête, son œil noir et étincelant, je ne sais quoi de fier et d’élégant, en même temps de modeste, dans toute sa personne, tout cela n’était que l’enveloppe d’une âme qui semblait prête à déborder… Sa voix, déjà si nerveuse et si vibrante, prenait souvent des accens d’une infinie douceur. Né pour combattre et pour aimer, il m’apparut charmant et terrible, comme le type de la vertu armée pour la vérité. » Et de son côté, Lacordaire écrivait à propos de Montalembert cette phrase singulière qui montre de quels préjugés son âme était encore remplie « Je l’aime comme s’il était un plébéien. »

Le soi-disant plébéien, aristocrate s’il en fut, était alors un jeune homme de vingt-deux ans, inconnu de tous et, de quelque talent dont il donnât déjà les prémices, il ne pouvait que s’effacer derrière