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Victorien. Il ne s’étonnait point du mélange touchant de douceur et de généreux orgueil qu’il remarquait en elle. Les mauvais jours qu’il prévoyait ne trouveraient point Pia timide ou troublée pour elle-même. Et lui qui, depuis quarante ans, luttait contre son siècle, et s’attendait aux pires infortunes, il se consolait en pensant que la dernière survivante de sa race serait digne de son nom, capable, s’il le fallait, de dévoûment et de sacrifice.

— Pia, lui dit-il un jour, je voudrais vous donner, sur les terres d’Italie, un beau fief dont vous choisiriez vous-même le seigneur. Mais je ne suis pas sûr de conserver bientôt une pierre pour reposer ma vieille tête.

Du dernier printemps au dernier automne passés dans le paradis du Latran, Pia s’était montrée tout à coup plus recueillie en ses pensées, plus lente en sa démarche. Les deux jeunes gens se risquaient moins souvent dans les fourrés épineux entremêlés de lianes fleuries. Ils ne couraient plus, avec la même fougue, sur les traces de Fulvo ; le chevreuil, étonné, s’habituait à suivre pas à pas leur promenade devenue plus grave. Le merle familier sifflait en vain, avec une impatience ironique, pour les attirer dans les profondeurs ténébreuses du parc. Victorien parlait à la jeune fille avec une nuance plus prononcée de respect, Pia répondait parfois très bas, comme désireuse de n’être point entendue, ou bien se taisait, les yeux humides, ravie en une vision bienheureuse, ou bien encore arrêtait sur le visage de son ami un regard que celui-ci revoyait dans ses songes. S’ils revenaient à leur observatoire escarpé des murailles de Rome, le silence pouvait durer longtemps entre eux. Puis, peu à peu, il semblait que la vue de cette campagne où sommeille, comme en un sépulcre, l’histoire la plus grande du monde, leur inspirât à tous deux le même sentiment, et leur imagination juvénile s’élançait, du même coup d’aile, dans la région des souvenirs héroïques.

Alors, ils conversaient tout à leur aise. Victorien avait rapporté de Toscane les légendes guerrières qui, de France, s’étaient répandues, comme une sonnerie de clairon, dans toute la chrétienté. Il rappelait Charlemagne, l’empereur sacré, et ses douze pairs, et son neveu Roland, les entrées chevaleresques de l’empereur en Italie ou en Espagne, les batailles immenses livrées sous les murs des villes païennes, aux coupoles étincelantes comme le soleil, aux minarets parés de pierres précieuses, la chevauchée impériale dans les rues de Rome et le César invincible prosterné sur la tombe des apôtres. Il aimait surtout à raconter le soir de Roncevaux, l’appel désespéré du cor de Roland, la bénédiction de l’archevêque descendant sur les mourans et sur les morts, les rochers