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sympathie pour les hommes, leurs frères, d’indulgence pour leurs fautes et d’apitoiement devant leurs misères. Ce besoin de tendresse a été par tout ressenti. Les Italiens en ont été pénétrés comme les Français. Ç’a été une conquête de l’Europe par lame septentrionale… Et donc ce qui provoquait notre colère ou notre dégoût nous a semblé ne mériter que la pitié. Les laideurs morales sont d’ailleurs plus affligeantes que les autres, et, le péché est la pire des épreuves qui ait été imposée à l’humanité ; au lieu de haïr le coupable, nous nous sommes mis à le plaindre. Dans le roman de Dostoïewski, Raskolnikoff s’agenouille devant Sonia la fille publique. « Ce n’est pas devant toi, lui dit-il, que je m’agenouille, c’est devant la souffrance humaine. » Cette religion de la souffrance humaine est devenue le credo de presque tous les romanciers. Mais le moyen d’être plus sévère pour l’adultère que pour la prostitution ?

Voici à peu près en quels termes on pourrait présenter et sur quels argumens on étaierait cette théorie du pardon. On dirait :

« Cette femme est ta femme. Tu l’as épousée librement. Tu lui as promis, sans conditions et sans réserves, de l’aider et de la protéger. Or depuis le jour où elle t’a appartenu qu’est-il arrivé ? Elle ne savait rien de la vie ; mais apparemment cette vie tu la connaissais et tu te jugeais capable de l’y diriger avec toi. Elle voulait être aimée, attendu que c’est le vœu de tout être vivant. Elle s’est aperçue bientôt que vous n’entendiez pas l’amour de la même façon. Tu avais eu des maîtresses avant le mariage, tu en as eu après. Sans doute on l’avait prévenue que la fidélité est rare chez les hommes. Mais elle t’aimait. Les raisonnemens ne tiennent pas contre l’amour. Dès qu’elle a connu ton infidélité, un grand effondrement s’est fait en elle, un renversement de toutes les notions ; elle a été en proie à une infinie détresse. Elle s’est trouvée tout d’un coup sans appui et sans guide. Cependant un de tes amis était là. qui épiait son heure… Ou peut-être n’as-tu pas été coupable. Tu n’as été que maladroit. Ce n’est guère moins grave. Ta femme s’attendait à trouver en toi un maître ; tu t’es fait son esclave. Tu t’es soumis à ses caprices. Tu l’as ornée de toute sorte de défauts. Tu as comme à plaisir multiplié les dangers autour d’elle… Dans les deux cas, n’es-tu pas en grande partie responsable de ce qui est arrivé ? Comment t’y prendras-tu pour la punir d’une faute qui est d’abord ta faute ?

« J’admets, ce qui n’est guère vraisemblable, que tu sois au-dessus de tout reproche. Tu as été fidèle autant que vigilant. Ta tendresse a été délicate et ferme. Cependant, en dépit de toi et peut-être en dépit d’elle-même, cette femme a failli. Mais ne sais-tu pas que la créature est faible ? En vérité il n’y aurait pas lieu de se plaindre si le mal n’était jamais commis que par les méchans. C’est la faute des honnêtes gens qui est un problème douloureux. Pour nous mener au bien nous n’avons