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difficiles à discerner. Il en est une au moins sur laquelle on pourrait tomber d’accord, car elle est commune aux deux foyers du mal. Je lisais ces jours derniers dans le journal le Temps : « En Russie, le développement excessif des études universitaires a produit le nihilisme ; en France serait-il ou sera-t-il toujours sans relation aucune avec cette affreuse maladie dont nous n’apercevons que les premiers symptômes, nous voulons dire l’anarchie ? » Eschyle dit de Prométhée qu’il « fit habiter dans l’âme des mortels d’aveugles espérances ». Ainsi fait le Savoir, nouveau Prométhée ; surtout quand les mortels ont des diplômes et pas d’emploi. — Oui, mais le remède ? Qui oserait fermer le réservoir où tous ont soif de boire et que nous avons tenu à honneur d’ouvrir le plus largement possible à tous ?

Pour l’oser, il faudrait d’abord bannir de la discussion ces nobles mots qui nous en imposent : instruction, développement intellectuel, et leur substituer le vocabulaire de la physiologie, de l’hygiène ; il faudrait reconnaître que notre civilisation a rompu l’équilibre dans l’animal humain, en développant l’activité cérébrale au détriment des autres activités musculaires ; il faudrait refaire de l’homme « un bon animal », au sens où l’entend Herbert Spencer. — On dit cela, on a l’agrément d’être traité de matérialiste par les uns, d’obscurantiste par les autres… et l’on va solliciter une bourse de collège pour un nouveau boursier. Le préjugé est trop fort. Nos races sont condamnées à l’encéphalite.

M. Renan, qui parlait si plaisamment de la sienne, et qui voulait soumettre Caliban au gouvernement de quelques chimistes supérieurs, a oublié d’ajouter un appendice à l’Avenir de la science. Caliban jouit à son tour de l’encéphalite, il est devenu lui-même un chimiste passable, et le premier soin du monstre est de réformer par les picrates un monde où Caliban ne s’estime pas très heureux.


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.