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elle réussissait mal à en détacher les fils du siècle, elle tendait au moins à en tempérer l’orgueil, à en borner le faste, à en purifier l’origine, à en moraliser l’usage. C’était un frein à la cupidité et à l’insolence des riches. L’église prêchait la dignité du pauvre[1] ; et ce n’était pas toujours symbole vain, quand les mains des rois et des reines lavaient les pieds de l’indigent. La religion enseignait, avec saint Thomas et avec Bourdaloue, que Dieu est le vrai propriétaire de tous les biens, et que les riches de ce monde n’en sont que les économes et les dispensateurs. Ces austères leçons avaient beau tomber dans des oreilles sourdes, il y avait, dans la vie, à tous les rangs, un autre idéal que de faire fortune. L’échelle d’or aux barreaux d’argent n’était pas, dans leurs rêves d’avenir, la seule vision qui emplît les yeux des hommes.

Si terre à terre, si personnel et égoïste que nous semble le désir de faire son salut, cette pensée surannée avait le mérite de distraire, à certaines heures, des biens de la fortune et de donner parfois quelques scrupules sur la manière de les acquérir, ou sur la façon de les employer. Depuis qu’a disparu ce souci vulgaire, le niveau moyen des consciences a baissé, pendant que le flot des cupidités montait. Le publicain n’a plus besoin de courber la tête, et je ne sache pas qu’il songe à faire pénitence. Le vice enrichi ne rend même plus toujours à la vertu le fastidieux hommage de l’hypocrisie. La vergogne est en train de passer d’usage ; le tout est de réussir, le monde n’a plus qu’indulgence pour les correctes vilenies que couvre le succès. Chaque jour accroît le nombre de ceux qui osent s’affranchir des antiques règles d’une morale vieillie. A en croire les plus sincères, la conscience et l’honneur sont des conventions gênantes dont les forts sont en droit de se défaire. A l’affaiblissement de la foi succède chez les foules le déclin du sens moral ; religion et moralité ont été si longtemps liées et comme tressées ensemble ! Les chrétiens, selon le mot de Jésus, étaient le sel de la terre ; et le sel s’est affadi.

Une chose a changé, dont toutes choses se ressentent : la conception de la vie. Militia vita hominis super terram, a dit l’apôtre ; et la solde de son service, le chrétien ne l’attendait pas de ce monde. Il y avait pour l’homme un autre Eden que les paradis de l’or, un autre arbre de vie que celui de la fortune. On a dit souvent que les juifs réussissaient dans les affaires de ce monde parce qu’ils avaient mis toutes leurs espérances sur cette terre, n’attendant rien au-delà des ténèbres du Schéol. Vrai des cohanim sadducéens, sinon des premiers Hébreux, cela ne l’était pas des pharisiens, ni de leurs héritiers, les juifs talmudistes. Le juif aussi,

  1. Se rappeler le célèbre sermon de Bossuet.