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et avant nous, a cru durant des siècles à la résurrection des morts et élevé ses regards vers les tabernacles éternels. Mais, circoncis ou baptisés, la loi aux récompenses célestes a chancelé. Comme le juif déjudaïsé, nous sommes en train de retourner aux doctrines des sadducéens, et nous nous persuadons que tout finit avec la vie présente. L’horizon de l’homme s’est rétréci ; sa vue est bornée à la terre et aux biens de la terre ; le ciel, avec ses profondeurs étoilées, qui attiraient l’âme, le ciel de Dieu a été muré. Autrefois, le plus réaliste de ces juifs grossiers, matérialisant les symboles d’un obscur Midrasch, se réjouissait à la pensée de manger, au jour de la résurrection, une tranche du Léviathan que Jéhovah tient en réserve pour ses élus[1]. Aujourd’hui, juifs et chrétiens ne se contentent plus de la promesse des félicités futures ; chacun prétend goûter en ce monde sa tranche du Léviathan. Circoncis ou baptisés céderaient également leur part de l’héritage céleste pour le plat de lentilles d’Esaü. Les modernes vont répétant avec le sceptique du Kohelet : « J’ai reconnu qu’il n’y a de bonheur qu’à se réjouir et à se donner du bien-être[2]. » L’homme a perdu le sens de la vie, et n’a plus d’autre règle de conduite que de jouir et de s’enrichir. L’esprit chrétien, l’esprit de renoncement et de charité, qui a longtemps embaumé le monde, s’évapore lentement comme le parfum d’un vase brisé. La lutte pour la vie est la foi et la loi du jour ; et qu’est la lutte pour la vie, dans les cervelles populaires, sinon la lutte pour l’argent ?

Le premier devoir de l’humanité nouvelle, est de s’émanciper de la pauvreté. Toutes les classes, toutes nos races occidentales aspirent également à en secouer le joug. Philosophes et politiques nous montrent dans la richesse le but des sociétés humaines. Comme la souffrance, — avec laquelle nous l’identifions, — la pauvreté, en dépouillant son auréole mystique, a perdu tout sens pour les foules. À peine si les prêtres du Christ osent encore la leur vanter, — j’en vois qui sont bien près de la renier. — Elle n’est plus qu’un contresens absurde, une insulte à la Nature et à la Raison, une honte pour l’individu, une ignominie pour la société. La pauvreté n’a pas de place dans la nouvelle conception de la vie. Selon le mot de Tolstoï, l’homme semble ambitionner de n’être plus qu’un paquet de nerfs jouisseurs ; et l’argent est la clé des plaisirs, l’argent est une lettre de change sur toutes les voluptés. S’amuser, se divertir, faire la vie, comme dit le peuple, est

  1. Alle frommen Auserwählten,
    Die Gerechten und die Weisen —
    Unsres Herrgotts Lieblingsfisch
    Werden sic alsdann verspeisen…
    dit ironiquement Henri Heine (Romanzero : Disputation).
  2. Ecclésiaste, III, 12.