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plus étendus. Il n’est pas jusqu’à la qualité de la viande qui ne soit surveillée avec plus de soin par les chefs, quand parmi les troupiers il y a des éleveurs ou des bouchers. Ainsi le commandement est incité à mieux exercer toutes les professions dont l’ensemble est le métier militaire, parce que chacune de ces professions a dans l’armée des représentans. Cet apport de sa valeur intellectuelle fait par la nation, cette place donnée dans les derniers rangs de l’armée à ceux qui dans la société civile forment l’élite de chaque profession est de tous les changemens accomplis le plus fécond en conséquences, le plus révolutionnaire : la compétence des inférieurs oblige les chefs à la supériorité.

L’importance toute nouvelle que l’officier attache à l’opinion des soldats se marque à la manière dont il les traite. Puisqu’il a souci de leur estime, ils ont la sienne, et comme il n’y a plus de dédain dans son esprit il n’y en a plus dans ses façons. La même raison qui le rendait brutal quand, isolé dans l’armée avec les fils les plus ignorans du peuple, il prenait leur langage, lui enseigne à parler autrement à d’autres hommes. Voici dans les rangs les privilégiés de la naissance et de la fortune, les représentans des conditions les plus élevées, les dépositaires de la courtoisie, du tact, du bon ton qui sont la puissance aimable de la France. L’officier sait que cela aussi est une force, qu’il n’en doit amoindrir aucune, que la discipline même souffrirait du contraste entre la distinction de ceux qui obéissent et la vulgarité de celui qui commande, que même en cela il ne doit, sous peine d’amoindrir l’autorité, être inférieur à personne. Ses habitudes de famille, de monde ont réformé la grossièreté des allures qu’on appelle soldatesques, et dont il usait quand il vivait seulement entre hommes, entre troupiers. Dans les rapports avec ceux en qui il reconnaît l’élite de leur génération, il concilie sans effort ce qu’il doit à son grade et ce qu’il doit à leur valeur sociale, et, dès qu’il en use ainsi avec eux, il ne peut, sous peine de blesser l’égalité qui est le fondement même de la discipline, ne pas agir de même avec tous les autres. Et voilà comme, chaque année davantage, les éclats de voix, les reproches brutaux, les jurons qui semblaient avoir une vertu guerrière et faire texte avec la théorie, semblent inutiles, déplacés. Et, dût frémir l’ombre de Cambronne, l’heure est proche où les officiers ne sacreront plus.

Que ces chefs s’irritent de trouver parmi leurs soldats ces qualités et d’en subir la contrainte, qu’ils se plaisent à maltraiter et avilir cette élite livrée à leur bon plaisir, qu’ils se sentent mordus par la plus lâche des jalousies, celle du supérieur contre ses