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inférieurs, et, parce qu’ils envient, qu’ils se vengent, il ne suffit pas de l’insinuer pour le rendre vraisemblable. Sans doute nulle profession ne défend contre les bassesses de cœur. Mais rien n’est plus loin de cette bassesse que l’ensemble de nos officiers. Ce n’est pas assez de dire qu’ils appliquent avec une aine bienveillante une discipline forcément rigoureuse, qu’ils s’intéressent à leurs hommes. Un grand nombre ont senti leur devoir se transformer et leur rôle grandir à la mesure de l’armée elle-même. Ils ont compris qu’ils présidaient à la plus grande des pompes militaires, au défilé de la nation devant le drapeau, et en pensant à elle ils ont à leur tour du respect pour ceux à qui ils commandent. Ils plient la volonté, ils ne la brisent pas, ils négligent de faire appel aux passions avilissantes de la peur, s’efforcent de tout obtenir en recourant aux sentimens nobles, au devoir, et leur souci est de ne pas déformer l’homme en formant le soldat.


L’attachement véritable ne néglige rien. En même temps qu’on protège mieux la dignité contre les humiliations, l’on s’inquiète d’épargner au corps les inutiles souffrances. Les services des approvisionnemens, des hôpitaux et ambulances en campagne ont été modifiés à ce point qu’ils ont été, on peut le dire, créés. L’hygiène des troupes et la salubrité des casernemens en temps de paix sont assurés par des mesures toutes nouvelles. Enfin l’on a apporté la réforme la plus efficace à l’abus dont les soldats souffraient le plus constamment et qui était parmi eux le plus impopulaire, à la médiocrité de la nourriture.

« L’armée, disait Frédéric II, est un serpent qui marche sur le ventre. » On s’est avisé depuis quelques années en France que ce ventre était trop vide ou trop mal rempli. Et dans les corps de troupes le désir d’en finir avec ce mal est devenu si vif que nos officiers, accoutumés à attendre les ordres, les ont en cette affaire devancés. J’ai été témoin, je crois, de la première réforme qui ait été tentée dans un régiment[1], et il vaut la peine de raconter ce que j’en sais, afin de prendre sur le fait l’origine du changement aujourd’hui accompli, la sollicitude de nos officiers pour leurs troupes, et de montrer ce que peut, pour améliorer le sort de beaucoup, la volonté d’un seul homme. En 1886, au 44e d’infanterie, un chef de bataillon, M. Paget-Blanc, s’était convaincu, par des observations et des calculs soigneusement conduits, que l’on pouvait, sans accroître les dépenses, transformer le régime alimentaire. Substituer à l’unique plat, où la soupe, la viande et les légumes

  1. Dès 1885, un essai avait été fait dans une compagnie d’ouvriers d’artillerie, et un rapport de M. le médecin-major Schlinder publié dans les Archives de médecine.