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apparaissaient aussi inséparables que dans le théâtre antique les trois unités, un régime où chacun de ces élémens pourrait être préparé et serait servi à part ; introduire l’usage fréquent des viandes rôties et varier leur nature, leur mode d’apprêt et les légumes dont elles seraient accompagnées, de façon à former des menus divers, et ne revenir à chacun d’eux qu’après un intervalle de plusieurs jours ; acheter pour les hommes un modeste service de table et la table elle-même, voilà ce qu’il croyait nécessaire, possible, et ce qu’il voulut. C’était beaucoup d’ambition, et tout faillit manquer dès l’abord parce qu’il fallait édifier un four dans la cuisine : le four était l’affaire du génie, et le génie demandait pour agir une autorisation réglementaire qu’on n’avait pas et un millier de francs qu’on avait moins encore. Le régiment avait alors à sa tête un colonel ami du soldat, indépendant de caractère, et qui, à bout de carrière, craignait moins encore les responsabilités. Après examen, il autorisa le commandant à « se débrouiller ». Celui-ci se débrouilla si bien que pour trois cents francs le four fut construit, et, les accessoires achetés, l’expérience commença.

Je n’ai pas oublié ma surprise la première fois que le commandant me mena voir ses hommes à l’heure du repas. Dans chaque chambre la table était mise, les soldats en deux files, commodément assis, mangeaient une soupe aux pommes de terre et causaient avec la face réjouie de nos paysans quand un bon travail les a préparés à un bon repas. Devant chacun une assiette, une cuiller, une fourchette ; le luxe même était représenté par des verres, des carafes et des salières. Les plats en fonte émaillée où avaient cuit les légumes et la viande mettaient de distance en distance la gaîté de leur ton bleu sur la longueur des tables. Et quand entra le commandant, je ne sais si les hommes regardaient plus tendrement le chef qui leur avait fait ce bien-être, ou le rôti de mouton qui répandait sa bonne odeur dans la chambre et son sang rose sur un lit épais de haricots. Tel était le menu, écrit d’ailleurs en compagnie de neuf autres, et affiché afin que nul n’ignorât combien les temps étaient changés, et de toutes les théories nouvelles ce n’était pas celle-là qu’on lisait le moins. La renommée du régime se répandit sitôt que tous les autres bataillons réclamèrent une part du four. Puis ce furent des régimens qui, eux aussi en quête d’améliorations, s’informèrent ; il fallut faire autographier une notice où l’on exposa le système pour répondre aux demandes et, dans son ensemble, il s’établit à peu près partout, introduit dans chaque corps par le zèle volontaire des officiers. Et comme il faut que la récompense ville toujours au mérite, le ministère n’étant intervenu qu’en 1887