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monologues, des faiseurs de vers et des faiseurs de tours, voilà la matière vivante de l’intérêt, de la curiosité et du plaisir pour bien des heures. Et pourquoi ne dresserait-on pas de temps à autre un de ces théâtres militaires que nos troupes ont tant de fois improvisés dans la boue des sièges, dans la rapidité des campagnes, et qui maintiennent dans notre courage, comme une force, le bon rire ?

Quand on aura ainsi pourvu sur place à l’honnête distraction des soldats, on aura le droit de restreindre la fréquence et la longueur des sorties. On sera large pour toute permission motivée, moins facile à l’étendre sans raison aux heures tardives, peu favorable à l’exode sans but qui chaque soir vide les casernes. La faculté qu’on accorde aux hommes de courir chaque soir la ville est une tradition de l’ancienne armée. Des soldats enfermés pour de longues années, un grand nombre pour toute leur vie dans la caserne, avaient besoin de s’en échapper quelques heures chaque jour pour qu’elle ne leur devînt pas intolérable. L’esprit de ces vieilles troupes et la rivalité qui existait entre le militaire et le civil les rendaient peu accessibles aux influences contraires à la discipline. Ce repos n’était pas seulement créé pour les soldats, il était aussi créé pour les chefs. Quand le commandement avait assez exercé et fatigué la troupe, il ne pensait pas qu’il eût plus rien à donner ni à obtenir. En la poussant hors des casernes, il songeait moins à la rendre libre qu’à se libérer d’elle durant quelques heures. Ni les hommes ni les devoirs ne sont aujourd’hui les mêmes. Ne parlons pas de droits : les hommes en ont-ils plus à cette sortie quotidienne que les jeunes gens de leur âge enfermés à Saint-Cyr ou à l’Ecole polytechnique, et soldats comme eux ? On la refuse à ceux-ci même aux heures de récréation, par cette raison qu’elle nuirait à leurs études. Les soldats d’aujourd’hui restent si peu de temps au service qu’il y a moins à tempérer pour eux la monotonie de la captivité ; il y a à employer ce temps de la manière la plus utile pour leur formation. Or, sans examiner si, par un autre ordre de travail, on ne pourrait pas consacrer à l’étude quelques-unes des heures aujourd’hui vides, il y a des inconvéniens évidens à ce que ces heures s’écoulent dehors. Outre ceux dont nous avons parlé, les retards dans les rentrées, les rentrées en état d’ivresse accroissent dans une proportion sensible les punitions ; il y a là des fautes pour ainsi dire artificielles, nées de tentations auxquelles de mauvaises mesures exposent le soldat. Mais surtout le contact quotidien de ces soldats non formés encore avec le genre de population qu’ils rencontrent dans les lieux où ils fréquentent, est un danger pour l’esprit militaire. C’est dans la promiscuité des cabarets et des maisons mal