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était pris (ce que rien n’affirme) dans les sociétés des siècles passés, où il ne paraît pas aux yeux de l’histoire impartiale que l’inhumanité, la cupidité et l’usure (pour employer les termes de l’Encyclique) fussent totalement inconnues. Dans ce préambule le Souverain pontife donne comme raison de son intervention que la plupart des hommes de condition inférieure, in misera calamitosaque fortuna indigne versantur, phrase que la version officielle traduit ainsi : sont pour la plupart dans une situation de misère imméritée. Imméritée n’est pas synonyme d’injuste. Un brave ouvrier réduit à la misère par la maladie est victime d’une misère imméritée et non pas d’une misère injuste. Mais comme l’expression prête un peu à l’incertitude, certains commentateurs, suivant toujours leur idée, l’ont interprétée autrement et ils y ont vu un encouragement à leur doctrine favorite. « Rome, ont-ils dit, a déclaré que la misère était injuste ; or l’organisation de la société moderne étant la cause de cette misère, c’est cette organisation même qui est injuste. Ce n’est donc pas un devoir de charité de porter remède, dans la mesure du possible, aux souffrances que l’ordre social engendre. C’est un devoir de justice de le réformer tout entier et, pour le réformer, il faut commencer par le dénoncer. »

On ne saurait croire quel chemin ces idées ont fait depuis deux ans dans certains milieux laïques et même ecclésiastiques. L’injustice de l’ordre social est devenue le thème ordinaire d’un grand nombre de sermons et d’articles de journaux. Entrez au hasard dans une église, à Paris ou en province. Il ne sera pas rare que vous entendiez quelque jeune vicaire récemment sorti du séminaire, ou quelque moine appartenant à l’un de ces ordres qui s’efforcent par leurs allures démocratiques de se faire pardonner leur habit, déclamer un sermon sur le thème suivant : Les souffrances des classes laborieuses sont intolérables, la misère va croissant chaque jour ; les riches, les capitalistes, la féodalité industrielle, les hauts barons de la finance (le vocabulaire est varié) sont responsables de ces souffrances. C’est le premier point. Cet état de choses ne saurait durer, ou sinon la France court aux plus grands périls. Pour le faire cesser, il suffit de s’adresser à l’Eglise ; elle seule possède en effet le remède à tous ces maux ; elle tient entre ses mains le moyen de rétablir la paix sociale et la prospérité matérielle, telles qu’elles existaient autrefois. C’est le second point. L’Encyclique De conditione opificum a tracé la voie : et elle a éclairé d’une lumière nouvelle la route où il faut marcher désormais. C’est le troisième point. Un éloge de l’immortel pontife qui a trouvé le secret de résoudre la