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question sociale sert de péroraison ; et le prédicateur descend de la chaire, sans avoir dit un mot de la charité, dont il semble aujourd’hui que, même dans la chaire chrétienne, une sorte de respect humain empêche de prononcer le nom, mais sans avoir indiqué non plus ni les remèdes, ni le secret. Il en serait fort empêché. L’Encyclique est en effet un document de l’inspiration la plus élevée et la plus touchante. Elle contient des enseignemens qu’il est d’autant plus utile de rappeler aux fidèles qu’ils ne sont pas nouveaux et que leur stricte observance aiderait assurément à résoudre la question sociale. Aux ouvriers elle recommande de pratiquer toutes les vertus de leur condition ; aux patrons elle prescrit de ne manquer à aucun des devoirs qui leur incombent vis-à-vis de leurs ouvriers, et elle leur interdit sévèrement d’abuser de la faiblesse de ceux qu’ils emploient. Mais en fait de solutions économiques elle n’est qu’une précieuse note à consulter sur les mesures qui paraissent recommandables[1]. Aucune n’est prescrite ni même préconisée d’une façon particulière. Son vénérable auteur a fait des questions dont il traite une étude trop approfondie pour compromettre, par quelque indication hasardeuse, l’autorité dont il est investi en ce qui concerne la foi et les mœurs.

Ouvrez maintenant une de ces feuilles quotidiennes qui font, un peu imprudemment, je crois, traîner partout l’image du Christ en croix et dont la prodigieuse diffusion s’accroît chaque jour, grâce au zèle et à l’abnégation de ceux qui les dirigent. Ne les jugez pas d’après celle qui se publie à Paris, dans ce grand milieu où les opinions sont trop mêlées pour qu’une certaine modération de ton ne s’impose pas aux plus véhémens. Feuilletez de préférence celles de province : qu’y trouvez-vous trop souvent ? La dénonciation passionnée, violente, du capitalisme ; des déclamations et parfois des attaques personnelles contre les milliardaires ; ou encore des morceaux dans le genre de celui-ci : « Jacques Misère a faim sous ses haillons ; le froid lui roidit les membres pendant que la faim lui tord les entrailles. Il trime dur, le malheureux, depuis le lever du soleil jusqu’à son coucher, pour gagner un morceau de pain à sa famille et payer l’affreux galetas où il s’abrite avec ses petits. Et pendant qu’il travaille, sa pensée marche ; il songe au bourgeois qu’il enrichit par son labeur et dont le riche équipage l’a éclaboussé tout à l’heure… Le bourgeois passe dans l’usine pour examiner l’ouvrage, et tout à coup Jacques Misère se relève menaçant : Tout aux uns, rien aux autres, dit-il, c’est injuste. Tu

  1. Il est superflu de renvoyer les lecteurs de la Revue aux belles études où M. Anatole Leroy-Beaulieu, en rendant un juste hommage à l’Encyclique, a mis en lumière son caractère prudent et libéral à la fois.