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une sphère d’activité où elle ne peut pas trouver le bonheur. »

Elle reconnaissait toutefois aux mathématiques le précieux avantage d’être un monde abstrait dont le Moi est banni. « J’essaie de travailler, écrivait-elle à Mme  Edgren-Leffler pendant un séjour en Russie. Je suis trop accablée de fatigue et trop mal disposée d’esprit pour m’occuper de littérature… Tout, dans la vie, me paraît si décoloré, si dépourvu d’intérêt. Dans ces momens-là, il n’y a rien de meilleur que les mathématiques. Il n’y a pas de paroles pour rendre la douceur de sentir qu’il existe tout un monde d’où le Moi est complètement absent. On voudrait ne parler que de sujets impersonnels. »

Pas plus que la science, la gloire ne donne la joie de vivre. L’amour en est l’unique dispensateur. Lui seul procure à la créature son plein épanouissement. Il est la force et la splendeur, il est le tout de la vie. Malheur à la femme qui a mis entre elle et l’amour une individualité trop marquée et un métier d’homme : « Son travail est constamment entre elle et celui auquel devraient appartenir sans partage toutes ses pensées… Une chanteuse ou une actrice, accablées de couronnes, peuvent facilement trouver accès dans le cœur d’un homme, grâce à leurs triomphes mêmes. Cela est vrai aussi d’une jolie femme dont la beauté excite l’admiration dans un salon. Mais la femme adonnée à la science, travaillant jusqu’à en avoir les yeux rouges et le front ridé pour gagner un prix à une Académie, que peut-elle avoir de séduisant pour un homme ? Par quoi peut-elle exciter son imagination ? »

S’étant ainsi répondu d’avance, elle répétait son éternelle question, qui tournait à l’idée fixe : « Pourquoi est-ce que personne ne m’aime ? je pourrais donner plus à l’homme aimé que beaucoup d’autres femmes. Pourquoi aiment-ils les plus insignifiantes et n’y a-t-il que moi que personne n’aime ? » Elle voulait écrire un roman où elle se serait représentée parmi les vaincus de la vie, « puisqu’en dépit de ses succès, elle avait été vaincue dans la lutte pour le bonheur. »

La fuite de la jeunesse raffermissait dans la conviction d’avoir choisi la mauvaise part au « grand festin ». Elle rencontra un jour en voyage un de ses cousins, qui s’était destiné aux arts. Elle ne l’avait pas revu depuis qu’adolescens l’un et l’autre, ils se confiaient leurs vastes ambitions, et ils causèrent de ce qu’ils étaient devenus. Le cousin avait renoncé aux rêves d’art pour aller cultiver ses terres dans l’intérieur de la Russie. Il était marié, père de nombreux enfans, et il soupirait en comparant son destin obscur, ses occupations vulgaires, à la vie intelligente et glorieuse de la petite Sonia. Mme  Kovalevsky soupirait aussi : « Elle considérait sa belle figure bien conservée, respirant la paix et l’har-