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affluentia, in multitudine inopia[1]. Et plus loin, dans la même encyclique, Rerum novarum, le Saint-Père nous montrait « le monopole du travail et des effets de commerce devenu le partage d’un petit nombre de riches et d’opulens (opulenti ac prædivites perpauci) qui imposent un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires »[2]. Monopole et accaparement d’un côté, indigence et asservissement de l’autre, c’est presque le tableau que font de notre société les socialistes condamnés par le Saint-Père. Ce n’est plus le régime féodal, sanctionné si longtemps par l’Eglise ; ce serait, sous des formes menteuses, l’antique esclavage des sociétés païennes. Si un pareil langage devait se prendre à la lettre, s’il n’y avait réellement, en face les uns des autres, qu’une poignée de riches, maîtres absolus de l’industrie, et une multitude de prolétaires réduits à l’indigence, rien ne saurait plus nous sauver. Jacqueries et guerres serviles, tel serait l’horoscope du XXe siècle.

Des seigneurs et des serfs, pour ne pas dire des esclaves, sans échelons intermédiaires entre eux ; des maîtres dont le nombre va sans cesse diminuant, des esclaves dont le sort va tous les jours empirant, est-ce bien là l’image fidèle de la société moderne ? Ecartons les généralités dont les brouillards obscurcissent toutes les questions ; défions-nous des lieux communs oratoires. Pour se rendre compte des phénomènes sociaux, il faut avoir la patience de les analyser, avec les balances de la statistique et avec le microscope des monographies. Hors de là, rien n’est sûr. Y a-t-il vraiment concentration des richesses, et, si cela est, en quel sens et dans quelles mains ?

Deux lois semblent dominer le monde moderne, le monde économique surtout : la concurrence vitale et la concentration des forces ; mais la seconde n’est pas toujours la suite de la première. Elle a ses causes propres. Finance, industrie, commerce, partout, depuis un siècle, les capitaux et les engins de production tendent à se concentrer ; rien de plus vrai. La raison en est

  1. Encyclique sur la condition des ouvriers. Un tel langage n’est pas, du reste, une nouveauté dans l’Église. Nous avons remarqué déjà que, depuis les Pères, il était de tradition dans l’Eglise et dans l’éloquence sacrée de marquer fortement le contraste entre l’opulence des uns et la misère des autres. C’est une façon d’émouvoir les privilégiés de la fortune en faveur de ceux qui soutirent. (Voyez la Papauté, le Socialisme et la Démocratie, 1892, p. 86, 88.).
  2. Telle est du moins la traduction « officielle » de l’Encyclique. Le texte latin est un peu moins catégorique ; on n’y trouve pas le mot de monopole, et il s’y rencontre un correctif (fère, presque) omis par le traducteur français. Huc accedunt et conductio operum et rerum omnium commercia fere in paucorum redacta potestatem, ita ut opulenti ac prædivites perpauci prope servile jugum infinitæ proletario rum multitudini imposuerunt.