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universel unit contre nous toutes les classes de la nation. Qui leur en fait un devoir ? Leur gouvernement ? Dans la Péninsule, les gouvernemens nationaux dont le peuple relève les droits ne sont même plus là pour les défendre. La famille de Bragance a fui, celle de Bourbon abdiqué. Tous les moyens d’influence que le pouvoir possède sont aux mains du monarque français et travaillent à maintenir le peuple dans la paix, qui est d’ordinaire son intérêt et son désir. Le peuple n’a pu prendre conseil que de lui-même ; et la certitude de sa volonté se révèle par l’allure insolite et terrible qu’il donne à la guerre. La même et furieuse face de la guerre apparut en Russie. Là, le gouvernement était resté debout, il avait une armée vaillante, il ne songeait qu’à soutenir avec l’ennemi une lutte régulière. Le peuple des serfs et des ouvriers intervenant, sans être appelé, dans ce duel, abolit tous les usages qui, mêlant de la civilisation aux barbaries de la guerre, gênaient sa haine et retardaient son œuvre. Il ne connut ni trêves, ni parlementaires, ni prisonniers ; et le Tolstoï d’autrefois l’en loua : « Malgré la honte qu’éprouvaient peut-être certains hauts personnages à voir le pays se battre de cette façon, la massue nationale se leva menaçante, et sans s’inquiéter du bon goût et des règles, frappa et écrasa les Français… Heureux le peuple qui au lieu de présenter son épée par la poignée à son généreux vainqueur, prend en main la première massue venue, sans s’inquiéter de ce que feraient les autres en pareille circonstance et ne la dépose que lorsque la colère et la vengeance ont fait place dans son cœur au mépris et à la compassion[1]. »

Ces peuples se proposaient-ils enfin ce qui, — selon le Tolstoï d’aujourd’hui, — est l’unique fin du patriotisme : la conquête du territoire, les vanités de la gloire, la prépondérance sur d’autres races ? Ils voulaient délivrer leur sol de l’étranger et vivre sous des chefs de leur nation. Dès que le dernier Français eut repassé leur frontière, cette grande flamme de colère n’eut plus d’aliment et s’éteignit. Les Espagnols ne franchirent pas les Pyrénées. Le peuple russe retourna au travail, le reste ne lui important plus. La guerre nationale était finie ; seule, la guerre de l’empereur continua, et seule, l’armée, régulière porta à son tour l’invasion à la France jusque dans Paris.

Et cette France elle-même n’avait-elle, durant les vingt ans de combats qui se terminent par sa défaite, connu que le patriotisme criminel des conquêtes ? Au début de la Révolution, ce sont les monarchies voisines qui avaient envahi son territoire, et prétendaient

  1. Tolstoï, Guerre et Paix, t. III, p. 287, in-12 ; Hachette.