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à la fois condamner ses libertés et réduire ses frontières. C’est contre ce péril qu’elle devint en un jour un peuple de soldats ; et ses volontaires, apportant à nos vieilles troupes le nombre, et recevant d’elles la discipline, soutinrent, puis brisèrent l’effort de l’Europe par d’inoubliables victoires. Qui les soutenait eux-mêmes ? Était-ce le souci des grades que nombre d’entre eux refusaient ? des titres qu’ils avaient abolis ? Ou l’ambition d’ajouter à la France d’autres provinces ? Ils voulaient rester maîtres de leurs institutions et de leur sol. Quand la France fut vide d’envahisseurs et la Révolution reconnue par l’Europe, ce peuple de héros obscurs retourne à la charrue. Et quand l’esprit de conquête s’éveille par représailles, ce ne sont plus des soldats volontaires, malgré les prestiges du génie et de la gloire, ce sont des soldats de métier, appelés et retenus sous les armes par des lois de plus en plus dures, que Napoléon pousse sur les routes de toutes les capitales.

Il y a donc deux sortes de patriotisme. L’un, le seul que Tolstoï semble voir, est le patriotisme de conquête. Celui-là ne germe en effet que dans les passions de ceux qui gouvernent, est imposé par ruse et violence aux peuples. Les guerres qu’il provoque sont vaines dans leurs causes, dans leurs prétextes, dans leurs résultats, dans leurs gloires, et leurs maux seuls durent : or c’est l’histoire de presque toutes. À la fois criminels et stupides, ces sacrifices humains, accomplis sur elles-mêmes par des nations qui détestent leurs propres actes, sont la honte de ce que nous osons nommer notre civilisation.

Mais il y a un autre patriotisme, celui qui résiste à la conquête. C’est la volonté armée de rester libre. Celui-là naît de lui-même dans les peuples quand l’étranger menace ; il s’élève dans le cœur des simples, des ignorans, aussi spontané, aussi fort, aussi constant, plus désintéressé que dans le cœur des savans, des politiques, des puissans du monde. Et, de l’histoire, se dégage cette loi qui distingue les deux patriotismes et les juge : les nations ne se lèvent jamais d’elles-mêmes que pour se défendre. Ce patriotisme spontané et général ne survit pas dès qu’il s’agit de conquérir.

L’affirmation de Tolstoï se contredit donc elle-même, car comment la guerre pourrait-elle être conquérante pour les uns sans être défensive pour les autres ? Si la tentative de conquérir est criminelle, comment la résistance à ces ambitions illégitimes ne serait-elle pas légitime ?