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échauffer les esprits et aggraver les difficultés. Pendant que les commissaires, tenant séance à Paris, s’appliquaient à débattre, sans parvenir à s’entendre, les titres qui appuyaient les prétentions opposées, les parties prétendantes elles-mêmes étaient restées en présence et en armes sur le sol contesté, appliquant leurs droits comme elles l’entendaient, et décidées à prévenir tout empiétement sur ce qu’elles regardaient comme leur domaine légitime. Et ce n’était pas seulement sur la frontière de l’Acadie et du Canada que régnait cet esprit de défiance et de provocation réciproques. La situation était la même sur beaucoup d’autres points de ces vastes contrées, sur les bords des grands lacs Erié et Ontario, au pied des monts Alleghany, sur les rives du Mississipi et de son principal affluent l’Ohio, ou, comme on l’appelait alors, la Belle-Rivière ; partout en un mot, où avaient été fondées pendant la guerre de petites stations anglaises et françaises, à portée et en regard les unes des autres et se menaçant derrière des forteresses élevées pour leur défense. C’étaient entre les commandans de ces postes des disputes journalières qui aboutissaient souvent à des rixes sanglantes, dont le récit parvenu en Europe donnait lieu à des réclamations d’une aigreur croissante entre les deux gouvernemens. Cet état irrégulier et inquiet se prolongeait déjà depuis plusieurs années quand un incident, auquel diverses circonstances donnèrent un éclat inattendu, vint révéler toute la gravité de la situation.

Un officier français d’un grade élevé et tenant par des relations de parenté à des familles considérables, M. de Jumonville, envoyé par son chef, le commandant du fort Duquesne, pour faire une reconnaissance, tomba dans une embuscade préparée par un parti d’Anglais et de sauvages et fut laissé mort sur la place. Les Français accourus pour le venger vinrent mettre le siège devant la forteresse d’où étaient partis les agresseurs et qui était rime des plus considérables de celles que l’Angleterre avait élevées sur l’Ohio. Le siège dura plusieurs jours, la petite citadelle étant héroïquement défendue par un capitaine dont le nom acquit tout de suite, par ce fait même, une réputation qui ne devait que s’accroître. Il s’appelait George Washington.

Le meurtre en guet-apens d’un officier supérieur, le siège mis devant une place forte, c’étaient là, surtout dans un temps où l’appel aux armes était plus fréquent et répugnait moins aux mœurs que de nos jours, deux sujets de guerre très suffisans pour mettre aux prises deux nations qui ne s’aimaient guère, et de part et d’autre, on apprit, non sans quelque surprise, que le moment pouvait être venu de se préparer à rentrer en lutte. Mais