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guerre lui avait paru inévitable, du moment où, comme il l’écrivait à son ministre Knyphausen, l’affaire était, en Angleterre, abandonnée au torrent de la nation, et il avait à plusieurs reprises averti les ministres français de n’ajouter aucune foi aux assurances de conciliation impuissantes ou simulées que leur ambassadeur recueillait de la bouche du roi d’Angleterre ou de ses secrétaires d’Etat : bienveillant avis qu’il accompagnait, suivant sa coutume, de railleries amères contre leur politique de coton et leur conduite de poule mouillée. Puis, à mesure qu’approchait le dénouement qu’il avait prévu, il éprouvait (sa correspondance l’atteste) un singulier mélange de sentimens. D’une part, son irritation contre les mauvais procédés de son oncle George était au comble : un incident récent venait même de le pousser à une véritable exaspération. A une demande d’indemnité qu’il avait formée pour des bâtimens de commerce capturés sans droit dans la dernière guerre, aucune réponse n’avait été faite et il avait dû, par représailles, suspendre le remboursement d’emprunts dus aux créanciers anglais par la banque de Silésie. L’éclat de sa colère était même tel, qu’on l’avait soupçonné de vouloir se faire justice lui-même en s’appropriant quelques districts du Hanovre. Il ressentait donc un malicieux plaisir à voir le parent dont il avait tant à se plaindre entraîné par l’impétuosité du sentiment britannique dans les embarras et dans les périls d’une aventure qui ne lui plaisait guère. Mais la situation pouvait aussi être envisagée sous un autre point de vue qui le touchait plus directement. Si la guerre, qui devient imminente, n’aboutit qu’à un duel dont la mer seule sera le théâtre, et où la France peut engager et même compromettre toutes ses ressources dans une partie inégale, que va-t-il lui arriver à lui-même et dans quel état va-t-il se trouver ? Ne restera-t-il pas exposé seul et sans allié possible à la coalition toujours menaçante de l’Autriche et de la Russie ? C’est la chance suprême dont il a failli être une fois victime, dont le fantôme hante toujours son imagination, et que l’intimité persistante des deux majestés impériales de Vienne et de Pétersbourg rend plus que jamais à craindre. Comment reprendre la situation si commode dont il a joui pendant les campagnes qui ont terminé la dernière guerre : quand tout le monde alors était en armes, lui seul en repos ; quand l’Angleterre étendait sur lui un bras protecteur ; et que l’Autriche était trop occupée à se défendre contre la France, pour être libre de poursuivre sa vengeance contre lui ?

Cette incertitude est la seule explication qu’on puisse donner de l’étrange attitude qu’on va lui voir prendre et qui a assez