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qu’elle se plaisait à appeler la barrière élevée contre l’ambition française, on l’attendrait de pied ferme sur l’élément où on avait l’habitude de la vaincre, et on saurait où faire refleurir les lauriers de Fontenoy. Déjà, de tous les coins de la France, de jeunes officiers arrivaient pour demander à prendre leur part de cette fête. Mais un accueil très froid leur était fait par une autre fraction du conseil qui reculait devant la gravité de l’aventure et hésitait à doubler ainsi, du premier coup et d’entrée de jeu, tous les ennemis auxquels on aurait affaire. Là (était-ce sagesse ou timidité), on aimait à se rattacher à l’espérance que le ministère anglais, ému du scandale causé par une violence qu’il se défendait d’avoir commandée, consentirait à en faire réparation en restituant les saisies indûment faites. L’ambassadeur, précipitamment rappelé, rapportait à ce sujet quelques vagues promesses. On ajoutait qu’en tout cas il fallait attendre, afin de bien constater de quel côté venait la provocation et de se mettre ainsi en mesure de faire appel à l’intervention de toutes les puissances qui, par un article exprès du traité d’Aix-la-Chapelle, s’étaient mutuellement garanties contre toute agression. L’Autriche, comme les autres, avait souscrit à cet engagement réciproque. Quand elle aurait refusé de le remplir, il serait temps de la prendre à partie. Entre ces deux avis, dont l’un pouvait flatter l’orgueil du roi en lui rappelant ses meilleurs jours, l’autre répondait mieux à l’indolence qui avec l’âge devenait le trait dominant de son caractère, Louis, pour fixer son choix, ne trouva rien de mieux que de demander à ses ministres des mémoires écrits où chacun d’eux exposerait son sentiment.

Dans un moment où tout pouvait dépendre d’un coup porté à temps et à propos, c’était (comme le dit très bien Bernis dans ses Mémoires) prendre le parti de n’en pas prendre. Mais c’était là encore le moindre des inconvéniens. Ces mémoires, composés par chacun avec grand soin et même une certaine prétention littéraire (comme on peut s’en convaincre par celui que rédigea le maréchal de Noailles et que M. Rousset nous a conservé), leurs auteurs ne résistèrent pas à la tentation de les faire lire à leurs amis. Ces écrits circulèrent ainsi de main en main et le débat dont le sort de la France pouvait dépendre devint le sujet banal de toutes les conversations de Versailles. Les femmes elles-mêmes s’en mêlèrent, prenant parti pour l’action immédiate ou pour l’attente, suivant qu’elles craignaient le péril ou recherchaient la gloire pour les objets de leurs préférences. « Quel spectacle, dit encore Bernis, pour les ministres étrangers, rassemblés alors à la cour, de voir que les affaires les plus graves étaient ainsi traitées comme dans un café ! »