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payer cher son défaut de complaisance, se justifiant ainsi, aux yeux de la postérité chrétienne, de tous les reproches dont le relâchement prétendu de ses doctrines morales avait été l’objet. Mais, en attendant, la marquise, prenant au sérieux son rôle de pénitente, passait une partie de son temps en exercices religieux, ce qui l’obligeait à restreindre le nombre de ses visiteurs et la longueur de ses audiences. Knyphausen frappa plusieurs fois à sa porte, qui lui fut toujours refusée, et, désespérant d’être admis, il engagea son maître à écrire lui-même une lettre qu’il serait chargé de porter : Frédéric ne se refusait pas absolument à cet acte de déférence, pourvu qu’il fût assuré que son avance serait bien accueillie. Finalement, à une nouvelle instance, la marquise se décida à répondre qu’elle ne pouvait recevoir les ambassadeurs en particulier, qu’elle avait chargé le maréchal de Belle-Isle de se faire l’interprète de ses respects pour Sa Majesté prussienne, et qu’elle priait Knyphausen lui-même de se servir de cet intermédiaire s’il avait quelque communication à lui faire. En même temps elle exprimait ses véritables sentimens dans un billet adressé au duc de Nivernais pour lui annoncer le départ de leur ami commun, le maréchal de Richelieu, chargé d’une expédition maritime dans la Méditerranée : « Il n’y a que les partis bons et formes, lui disait-elle, qui soient convenables à un aussi grand roi que le nôtre. Vous pouvez en informer Sa Majesté prussienne, ainsi que du peu d’intérêt que je prends à la banque anglaise, quoi que lui en ait dit son enragé de Chambrier. Ce n’est en vérité pas ma faute s’il a fait souvent de mauvaises digestions[1]. »

Mais Nivernais n’était plus en humeur de faire entendre à Sa Majesté prussienne aucune vérité désagréable, car, soit qu’il se fût laissé réellement séduire, soit que, malgré toutes les ressources de son esprit, il n’eût pas trouvé d’autre manière de déguiser l’embarras croissant de sa situation, il en était arrivé à ne plus jurer que par les mérites, les vertus et même la bonne foi du grand Frédéric. Ne recevant aucune réponse de sa cour sur les instructions qu’il avait demandées au sujet de l’alliance définitive que le roi de Prusse proposait de renouveler, — averti par le bruit public, et probablement aussi par des correspondances privées qui ne lui manquaient pas, de ce qui se tramait à Versailles dans un autre sens tout opposé, — il n’y avait, ce semble, pour lui qu’une seule conduite à suivre : c’était de se tenir sur une froide réserve, de faire sans bruit, mais assez ouvertement, ses préparatifs de départ, puis de s’expliquer avec son ministre par la voie la plus prompte et la plus directe sur la fâcheuse figure que

  1. Pol. Corr., t. XII, p. 140, 160, 164, 170. 189. — Mme de Pompadour au duc de Nivernais, 28 février 1756. — Lucien Perey, Le petit-neveu de Mazarin, p. 354.