Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 128.djvu/141

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

nouveaux décrets de prise de corps furent lancés contre Douville de Maillefeu et son cousin Dumayniel de Saveuse.

Quand on sut à Paris que Voltaire était au nombre des accusés et que le procès prenait la tournure d’une croisade contre Ferney, le Parlement se montra satisfait, et, pour manifester son approbation des poursuites, il mit d’abord obstacle à l’impression d’un grand Mémoire pour le chevalier de La Barre, que Linguet avait rédigé dès le début de l’enquête. Les magistrats, cette année-là, semblaient pris de vertige. Saisis de frayeur à l’idée d’avoir, par l’expulsion des Jésuites, avancé le triomphe des philosophes et de l’irréligion, ils voulaient réagir ; ils brûlaient les écrits de Rousseau et cherchaient à frapper un grand coup sur Voltaire. L’affaire de La Barre se présenta à point. Elle synthétisait l’action perverse du roi des philosophes sur les jeunes âmes ; elle permettait de saisir la marche du poison infiltré par le Dictionnaire philosophique, conduisant sa victime, par étapes, du doute à l’impiété, et du blasphème au sacrilège. L’occasion s’offrait ainsi d’un exemple terrible et salutaire.

Il faut d’ailleurs ajouter que, dans l’affaire d’Abbeville, Linguet n’eut pas seulement à lutter contre les magistrats, mais contre l’opinion tout entière, qui réclamait des exécutions.

Cette affirmation semblera d’abord singulière si l’on songe que Voltaire, Devérité, et la plupart des historiens à leur suite, ont déclaré que le procès du chevalier de La Barre avait consterné le pays. Malheureusement, il faut en rabattre ; et nous n’avons qu’à laisser parler les faits et les documens qui, dans la suite de ce récit, montreront sous leur jour exact les sentimens du peuple, de la cour, du roi, à l’égard des accusés d’Abbeville.


V

On pourrait croire que l’abbesse de Willancourt, fort ennuyée du bruit qui se faisait autour de son couvent, aurait été bien tentée d’abandonner le chevalier à sa mauvaise fortune. Mais Mme Feydeau de Brou, autant que quelques lettres d’elle nous permettent de le penser, était une personne de courage et de cœur. Elle engagea la lutte pour sauver son neveu, et entra, dès le début d’octobre, on correspondance avec le procureur général. Elle ne doutait point, d’ailleurs, qu’à sa prière et à la demande de la puissante tribu parlementaire des d’Ormesson, M. Joly de Fleury ne fût prêt à enrayer l’affaire.

« Monseigneur, écrivait-elle, le 18 octobre, à Joly de Fleury, j’ai appris qu’en informant de l’insulte grave faite au Christ, on avait aussi informé d’autres impiétés et scandales en général ; il