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paraît que le juge de l’instruction, qui est très exact dans le service de ses fonctions, s’est attaché à connaître particulièrement la conduite que le chevalier de La Barre, mon parent, avait tenue depuis trois ans environ qu’il réside à Abbeville ; il a entendu tous les voisins de son quartier, toutes les personnes qui pouvaient avoir habitude avec lui, les domestiques de mon abbaye ; on prétend qu’il résulte des dépositions d’aucuns témoins que le chevalier de La Barre, dans ses colloques particuliers, s’est échappé en paroles obscènes, qu’il a tenu des discours impies, c’est ce qui a donné lieu au décret rigoureux prononcé contre luy. Je n’entends nullement justifier mon parent, mais il me paraît, Monseigneur, que quand bien même pareilles charges se trouveraient contre le chevalier de La Barre, le juge criminel d’icy a poussé bien loin la sévérité en lui infligeant un pareil décret ; c’est un jeune homme qui n’est âgé que de dix-neuf ans, combien n’échappe-t-il pas, à cet âge, de mouvemens inconsidérés que la légèreté produit et que la réflexion corrige, que la bouche imprudente prononce et que le cœur, plus sage, désavoue… Il n’y avait rien dans tout cela qui ait rapport à l’ordre public de la société, qui puisse apporter aucun trouble ni confusion dans cet ordre et dans celuy de la religion Je vous supplie, Monseigneur, d’avoir égard aux représentations que je prends la liberté de vous faire ; M. le président d’Ormesson, à qui j’envoie le même détail, aura la bonté d’appuyer ma demande auprès de vous. J’ai l’honneur d’être avec respect, Monseigneur,

« Votre très humble et très obéissante servante.

« FEYDEAU, abbesse de Willancourt.

« Ce 18 octobre 1765. »


Le président d’Ormesson consentit à intervenir, et le 26 octobre, il écrivit de sa terre de Rosny au procureur général.

Ni sa lettre, ni celle de l’abbesse ne pouvaient convaincre ce magistrat ; mais d’aussi hauts solliciteurs pouvaient tout au moins le gêner. La cause du chevalier de La Barre, défendue par une gens aussi puissante que la gens d’Ormesson, semblait avoir bien des chances de succès ; et des lettres semblables à celles qui lui avaient été adressées étaient certes de nature à faire réfléchir M. Joly de Fleury. Malheureusement, elles se heurtaient à un parti pris dicté au procureur général par un ordre suprême émané de Versailles, et transmis par le vice-chancelier, M. de Maupeou. Aussi M. Joly de Fleury s’ingénia-t-il simplement à répondre en homme dont le siège est fait, mais qui veut reconnaître avec politesse la qualité de ses correspondais en feignant