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amis étaient nombreux parmi nous ? Peut-être qu’ils sont là encore, ceux qui l’ont traité d’aïeul, de frère, d’oncle, de cousin ? Il était brave et nous n’y pensons plus, il était bon et nous l’avons oublié. Pauvre ancien du pays, qui étais-tu ? » Elle est revenue près du catafalque. Des sanglots éclatent. Elle regarde un moment la tête décharnée qu’elle tient dans ses mains, l’approche de son visage, la baise sur ses dents blanches : « Peut-être tu étais mon père ! » dit-elle. Et elle la repose sur le cercueil… Je vous assure, mon ami, qu’on a beau être un homme, il est impossible de se défendre en ce moment d’une émotion poignante. Ces chants lugubres sortis de l’âme populaire, cette obscurité, ce recueillement, ces larmes qu’on devine, cette jeune fille, image de la vie dans son premier épanouissement, embrassant la mort et appelant son père, tout cela compose un souvenir d’une horreur puissante et ineffaçable.

Vous connaîtriez mal l’Espagne, d’ailleurs, si vous pensiez que la fête est ainsi terminée. C’est le premier acte. Le second se passe sur la place. On a prié pour les morts, maintenant la joie humaine reprend ses droits. Le curé, qui n’a enlevé que sa chape, s’assoit sous le porche, avec le maire ; devant eux est le maître du domaine, et, sur la terre battue, en plein soleil, au milieu du cercle que forme la paroisse assemblée, la jeunesse danse le pas du cordon et la rosea. Les vers profanes succèdent à la poésie sacrée, et les mots d’amour montent avec les rires, dans l’air presque toujours pur de la grande plaine du Léon. »

Nous continuâmes à causer fort tard, mon ami et moi. Quand nous montâmes dans la chambre du premier, les étoiles étaient au complet, et le vent semblait les attiser, tant elles luisaient. Le lendemain nous regagnions Salamanque, et je mettais à la poste la lettre de la petite Dionisia. Est-elle arrivée ? La réponse est-elle enfin venue ? qui le saura jamais ?


II. — AVILA


Avila, 29 septembre.

Avant de quitter Salamanque, j’avais voulu visiter encore, à vingt-cinq kilomètres dans le sud, cette petite ville de Alba de Tormès, qui fut le berceau des ducs d’Albe, et qui garde le tombeau de sainte Thérèse. Le long de la route, un doute me tenait. Je me souvenais du mot de la grande sainte espagnole : « Peu importe de déjeuner avec la moitié d’une sardine, pourvu que ce soit devant un beau paysage. » Et je me demandais, tandis que les chardons fuyaient derrière moi, décorant les talus de leurs tristes