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prussienne, en conservant les apparences de l’honnêteté », c’est-à-dire abandonner en secret le Rhin aux Français, s’en faire payer d’avance en bonnes terres épiscopales ou abbatiales, puis publiquement garantir l’intégrité de l’Empire, renvoyer les accords définitifs à un congrès, y agiter les esprits, y fomenter une ligue de résistance, amener les Allemands à refuser le Rhin aux Français : ensuite, le temps faisant son œuvre, renouer avec les Anglais et les Russes une seconde coalition ; moyennant quoi, on chasserait les Français d’Italie et d’Allemagne, on recouvrerait les pays perdus, la Belgique et le Milanais, on troquerait la Belgique contre la Bavière, et l’on recevrait de l’Europe délivrée, à titre d’indemnité légitime, ces mêmes terres d’Italie et d’Allemagne, Venise, l’Istrie, la Dalmatie, les Légations, Salzbourg, Passau, que la maison d’Autriche aurait fait le sacrifice d’accepter de la main des révolutionnaires, en compensation de ses pertes, voilà le plan de Thugut. Ce sera celui de Metternich ; l’Autriche le réalisera, en partie, en 1814. Ainsi dans le même temps où le Directoire prescrit à Bonaparte la politique de 1799, et de 1805, l’Autriche se propose les desseins qui lui feront rompre nécessairement les traités de Campo-Formio, de Lunéville et de Presbourg.

En attendant, Thugut ne cesse pas de vitupérer contre « le tripot des brigands de Paris ». Tout dépend, en effet, de l’issue des disputes et dissensions entre le Directoire et les Conseils. « Nous ne pouvons, disait Thugut, espérer de rendre Bonaparte et le Directoire raisonnables que par la sujétion où les mettent ceux qui demandent la paix en France. » Il tâche d’opposer à Bonaparte, Moreau qui semble accessible, et il charge M. de Vincent de faire à ce général « des insinuations ». On sait à Vienne que Moreau est « du nombre des modérés et des bien pensans », qu’il déteste Hoche et Bonaparte : on le prendra par cette jalousie, en lui montrant dans Bonaparte le seul obstacle à la paix. Si Carnot s’échappe et se met à la tête des modérés, si Moreau est assez maître de son armée, il est possible que le Directoire soit contraint de bâcler la paix, de rappeler Hoche et Bonaparte à l’intérieur. Ce serait la guerre civile, et l’on aurait enfin cette Pologne française que l’Autriche attend depuis 1790, où il n’y aurait plus, comme dans l’autre Pologne, qu’à se pencher pour prendre.

Sur ces entrefaites, Thugut apprend, coup sur coup, que les Jacobins ont triomphé à Paris ; que Moreau est rappelé ; que Pichegru est arrêté. Il n’y a plus à compter sur la guerre civile, et il faut ajourner les grandes combinaisons jusqu’au moment où la France sera de nouveau déchirée, où l’Angleterre et la Russie seront en meilleures dispositions. Il ne reste plus dès lors