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Sans doute les idées ont leur vie propre, et l’évolution des doctrines obéit à une loi interne. Mais les œuvres où elles s’expriment sont néanmoins pénétrées de l’esprit de leur temps, même quand elles le combattent, même quand elles doivent le transformer. Pas plus que le poète, le métaphysicien n’est isolé dans sa « tour d’ivoire » . Cela n’était pas vrai du temps de Platon ; cela le serait encore moins du nôtre. Par suite, si l’on veut comprendre le développement de la spéculation métaphysique en Allemagne, si l’on veut surtout s’expliquer les fortunes diverses qu’elle a eues, il faut jeter un regard sur l’histoire générale de la nation.

Or le fait capital de cette histoire est un changement complet et brusque dans l’orientation de la vie nationale. L’Allemagne poursuit aujourd’hui des fins dont, il y a cinquante ans, elle avait à peine l’obscur pressentiment. Le progrès scientifique et économique, il est vrai, a amené dans l’Europe entière de profondes transformations. Mais, de toutes les nations, l’Allemagne est certainement celle qui a dû faire l’effort d’adaptation le plus énergique : nulle part le changement n’a été si rapide ni si radical. Sans doute la Révolution française et Napoléon avaient donné à l’Allemagne une première et décisive secousse, et l’on ne saurait nier que les mouvemens ultérieurs ne soient sortis de celui-là. Avec la chute du Saint-Empire, c’est l’ancienne Allemagne qui s’écroule ; avec le grand effort militaire de la Prusse en 1814 et 1815, c’est l’Allemagne nouvelle qui apparaît. Mais aussitôt la réaction triomphante l’empêche de se dégager, et une restauration, au moins partielle, de l’ancien régime s’établit. L’Allemagne redevient un État fédératif. Ce morcellement politique, s’il lésait de grands intérêts nationaux, en entretenait beaucoup de petits, très vivaces. Le particularisme, maudit par une minorité de patriotes, était considéré, dans la plupart des petits États, comme une sauvegarde de leur indépendance. Alors il semble que, découragée, la nation allemande renonce aux grands objets que son ambition avait caressés quelque temps : à l’unité politique, à une marine, à des colonies, à un rôle prépondérant en Europe. La Diète était rétablie, et opposait sa force d’inertie à toute tentative de réforme ou de progrès. La Prusse et l’Autriche se jalousaient, et les petits États les craignaient toutes deux, mais avec un sentiment de haine marqué envers la première : car si l’Autriche est gênante, — elle protège, — la Prusse est pire, — elle annexe. Peu ou point de grande industrie. À un cruel malaise économique on ne sait guère d’autre remède que l’émigration. La classe qui ne possède que ses bras n’essaie pas encore de s’organiser pour la revendication de ses droits : ici ou là quelques poignées de radicaux