Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/542

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

dans la fange, attendent l’acquéreur ; d’innombrables ânes, immobiles, les oreilles basses, dorment debout entre deux tas de figues sèches amoncelées sur des nattes ; des jongleurs dansent dans un coin de la place, et quatre-vingts hommes, assis non loin de là, formant un cercle, écoutent une sorte d’ascète à la barbe pointue, aux gestes nerveux et nobles, qui raconte une histoire. Mon guide me traduit des phrases au passage. Le poète populaire vient de lever les bras vers le ciel. Il assure qu’une certaine troupe de chameaux, sur l’ordre d’un grand marabout, s’est envolée dans les airs. Pas un sourire n’effleure la figure de ces chameliers, vieux enfans, qui font provision de rêve pour le voyage de demain. Tous les regards que je rencontre sont durs et presque hostiles. Le soir commence à s’annoncer. Un peu de brise souffle sur le plateau verdoyant, succession de vergers clos qui s’étendent à gauche ; mon guide m’entraîne de ce côté. Nous suivons un chemin bordé d’aloès et de roseaux. Et tandis que nous nous éloignons, j’entends venir plus distinctement, de quelque terrasse perdue parmi les arbres, les étranges cris de joie des femmes qui célèbrent une fête. Ces aboiemens aigus, prolongés, mêlés à des sons de flûte, emportés par lèvent, passent au-dessus de la ville. Que je souhaiterais pouvoir m’enfoncer dans cette campagne bientôt déserte, bientôt sauvage ! Mais le bateau pour Cadix part demain matin. Il faut revenir vers Tanger, dont, après un détour, je gagne l’extrémité nord, la plus élevée, que couvre presque entièrement le palais du gouverneur.

De hautes murailles en ruine, de rares maisons éclatées, sans peinture et sans porte, font une rue farouche, où je m’engage. Aucune vue encore sur la ville ni sur la rade. Je traverse l’ombre d’une voûte, et me voici dans un couloir pavé qui descend vers une place fortifiée, grande, toute pleine de groupes d’Arabes. Il y a des hommes couchés sur tous les degrés de cette sorte d’escalier à paliers larges, évidemment construit pour le défilé des cortèges. Nous venons d’entrer dans la Kasba. Je m’avance un peu vers la place, et, au moment où je frôle un groupe de ces songeurs, que le départ du soleil fait seul changer de lit, l’un d’eux, qui porte par exception un burnous très blanc, se dresse, lève sa tête jeune et d’une admirable noblesse de traits, parle à mon guide, et se rassied.

— Qu’a-t-il dit ?

— Il a dit que M. le ministre de France vient de passer à cheval, et que, sur sa demande, le pacha, gouverneur de Tanger, vous invite à visiter quelques salles de son palais.

— Et où est le gouverneur ?