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— Derrière vous, au fond de cet escalier. Il tient audience. Celui qui m’a parlé est son second, et lui renvoie les affaires qui lui semblent d’importance.

Je ne m’attendais pas à retrouver à Tanger la vieille institution de nos plaids de la porte du temps du roi saint Louis, Je me retourne, et je vois, en effet, dans l’ombre d’un vestibule, à trente pas de moi, un homme assis sur un divan, les jambes croisées, à droite d’une grande baie mauresque qui est l’entrée du palais. Il a l’air fort digne qui convient à un pacha gouverneur, une barbe noire en carré, sans un poil blanc, les mains fines, le turban épais et la tunique couleur de neige. Je lui fais exprimer toute ma gratitude pour la faveur qu’il m’accorde ; il me tend courtoisement la main, à l’européenne, et me désigne un de ses serviteurs qui doit m’accompagner.

Ce serviteur, un petit vieux aux poils rares, semble furieux de guider un roumi. Il m’arrête dans les premiers appartemens du palais, et va chasser, à grands cris, les femmes du harem, dont j’entends les rires monter et s’éloigner. Avec lui, je visite plusieurs salles d’un Alhambra de second ordre, riche encore et joli, et une vaste cour dallée, fermée de murs entièrement recouverts de faïences, et dans l’épaisseur desquels, à chaque extrémité, on a creusé, doré, sculpté et meublé de nattes fines deux petits salons pour les réceptions officielles. Puis je me rends à la prison, dépendance du palais, qui ouvre sur la place. Elle enlève toute illusion sur le degré de civilisation du Maroc. C’est la geôle barbare, sale, fétide, où les hommes sont entassés pêle-mêle. Dans le mur d’un corps de garde, un trou rond a été percé. Deux bois en croix sont cloués dessus, et, par l’un des guichets qu’ils forment, on aperçoit une pièce basse, sombre, où grouillent, couchés ou debout sur de la paille réduite en fumier, des prisonniers de tous âges. A peine me suis-je approché qu’une dizaine de ces misérables se précipitent, passent leurs bras maigres à travers les ouvertures, cherchent sans voir, — car l’espace est trop étroit pour leur tête et pour leurs bras ensemble, — espérant que j’apporte quelque chose qui se mange. L’un d’eux m’offre un petit panier qu’il a tressé. Les soldats du poste les menacent, et les font reculer. Je sors, et je songe que ce fut dans de pareilles prisons que des saints, par amour pour ces pauvres, allèrent, de leur plein gré, prendre la place d’un captif.

Un petit tertre est tout près de là, touchant l’enceinte de la place. Pour la première et la dernière fois, dans l’admirable lumière du soir, je vois bien Tanger. Les ruelles, autour de moi, tout de suite rompues par une courbe, dégringolent vers la mer ;