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— Tu me l’as raconté.

— Je ne sortis plus ce jour-là ; je ne voulus plus sortir. Je repensais, je repensais… Oui, ce fut un triste anniversaire !

Après un intervalle de rêverie silencieuse, elle dit encore :

— Croyais-tu, dans ton cœur, que nous serions arrivés jusqu’à l’anniversaire suivant ?

— Moi, non, répliqua-t-il.

— Et moi non plus.

George pensa : « Quel amour, que celui qui porte en soi le pressentiment de sa fin ! » Il pensa ensuite au mari, sans haine et même avec une sorte de bienveillance compatissante. « Maintenant, elle est libre. Pourquoi suis-je donc plus inquiet qu’autrefois ? Ce mari, c’était pour moi une sorte de garantie ; je me le représentais comme un gardien qui préservait ma maîtresse de tout danger. Mais je m’illusionne peut-être ; car, alors aussi, je souffrais beaucoup ; seulement la souffrance passée semble toujours moins dure que la souffrance présente. » Il poursuivait ses propres réflexions et n’écoutait plus les paroles d’Hippolyte.

Hippolyte disait :

— Eh bien ! où irons-nous ? Il faut se décider. C’est demain le 1er avril. J’ai déjà dit à ma mère : « Tu sais, maman : un de ces jours, je vais en voyage. » Il faut que je la prépare ; mais sois tranquille : j’inventerai pour elle un prétexte plausible.

Elle parlait gaiement ; elle souriait. Et, dans le sourire qui éclaira la fin de la phrase, il crut découvrir le contentement instinctif qu’éprouve une femme lorsqu’elle combine quelque tromperie. La facilité avec laquelle Hippolyte réussissait à tromper sa mère lui déplut. Il repensa encore, et non sans regret, à la vigilance maritale : « Pourquoi souffrir si cruellement de cette liberté, puisqu’elle est au service de mon plaisir ? Je ne sais ce que je donnerais pour me soustraire à mon idée fixe, à mes craintes qui l’offensent. Je l’aime et je l’offense ; je l’aime et je la crois capable d’une action basse ! »

Elle disait :

— Pourtant, il ne faudra pas que nous allions trop loin. Tu dois bien connaître un endroit paisible, solitaire, plein d’arbres, un peu étrange ? Tivoli, non ; Frascati, non.

— Prends le Bædeker, là, sur la table, et cherche.

— Cherchons ensemble.

Elle prit le livre rouge, s’agenouilla près du fauteuil où il était assis ; et, avec des gestes gracieux, d’une grâce enfantine, elle se mit à feuilleter. Par momens, elle lisait quelques lignes à voix basse.