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Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 129.djvu/844

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déborde sur le monde, — produire autre chose que des clowns et des danseuses.

Mais, encore une fois, les données de ce problème seraient fausses et la solution, par conséquent, ne pourrait être qu’une duperie. Il y a un théâtre anglais. Le besoin existe et l’organe se crée. Quelque chose est en train de naître. Ce quelque chose paraît déterminé à vivre, se débat, péniblement mais résolument, contre les maladies de l’enfance, contre le péril des mauvaises influences, contre la brutalité des uns et l’aveugle tendresse des autres. C’est une lente et laborieuse croissance ; elle ne ressemble guère à ce merveilleux essor du drame primitif qui, à la fin du XVIe siècle, passa en trois bonds des bégaiemens de la puberté au plein épanouissement de la maturité et du génie. Ici, tout est doute, incertitude et confusion. L’effort n’est pas toujours conscient et le progrès est suivi de rechutes lamentables. Au milieu de tout cela, le drame vit, et il grandit.

Il y a dix ou douze ans, on ne savait encore si on assistait à une résurrection ou à une décadence, à un commencement ou à une fin. Beaucoup de gens, même parmi les critiques, levaient les yeux au ciel en parlant du drame comme on parle d’un cher disparu. On faisait allusion au passé comme à un âge d’or : « The palmy days, the halcyon days… » A présent, ces pessimistes sont introuvables ; ils ont été, il est vrai, remplacés par les insupportables épilogueurs qui, à chaque génération, veulent empêcher la jeunesse d’oser, alors que, précisément, elle n’est jeune que pour oser. Mais on ne les écoute pas. Tout le monde admet qu’aujourd’hui vaut mieux qu’hier, et tout le monde espère que demain dépassera aujourd’hui. Il y a trente ou quarante ans, les douze théâtres de Londres étaient vides ; à présent ils sont trois fois plus nombreux et ils sont toujours pleins. Les auteurs étaient des pitres ; ce sont des artistes. Les plus grands avaient à peine leur pain assuré, les médiocres d’à présent ont voiture, maison de ville et maison de campagne. Vers 1835, un auteur connu vendait un drame à Frederick Yates, directeur de l’Adelphi, moyennant 70 livres, plus 10 livres pour les représentations en province. En 1884, une pièce à succès qui n’avait pas encore épuisé sa vogue, avait rapporté à l’auteur, en quelques mois, 10 000 livres (250 000 francs), et dans ce total, auquel l’Amérique et l’Australie avaient contribué, la province anglaise entrait pour 3 000 livres. Ce point de vue est très grossier, mais il est très important. Un quart de million de droits d’auteur doit valoir un « coup d’œil de Louis », sinon pour la production du génie, au moins pour l’encouragement du talent.