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Je puis dire maintenant pour quelles raisons le public de France est si mal et si peu renseigné sur les destinées actuelles du théâtre anglais. Pour lire le dernier discours de lord Rosebery, il suffit d’acheter un journal ; il suffit d’écrire à un libraire pour se procurer un poème de Swinburne, un roman de Stevenson, un livre de Lecky ou de Herbert Spencer. Il n’en va pas de même pour les pièces de théâtre. Pour des motifs encore plus commerciaux que littéraires, on ne les imprime que très longtemps après leur apparition et je pourrais citer tel drame populaire qui date de vingt, de quarante ans, et qui n’a jamais été livré à l’impression. Il faut donc, si l’on veut étudier le drame, payer de sa personne et fréquenter les théâtres. Ou plutôt il faut les avoir suivis pendant de longues années, afin de constater, de saison en saison, les changemens qui se produisent, les tendances qui se font jour, l’extension ou le déclin des influences étrangères, enfin l’histoire de chaque talent individuel et celle du goût public. Cette étude directe, d’après nature et sur le vif, n’est pas sans difficulté pour un Anglais : combien n’est-elle pas plus malaisée pour un Français ? Depuis que le débit des acteurs a cessé d’être une récitation déclamatoire, pour devenir l’imitation fidèle de la conversation et de la vie, que de détails échapperont à l’oreille d’un étranger ?

Si on a quelque peine à dire où en est le théâtre, de deviner où il va, il est presque aussi ardu de rechercher d’où il vient. Pourtant il le faut à tout prix. Vous exigez du critique, — et vous avez raison, — non plus une vue instantanée d’un mouvement littéraire à un moment quelconque, mais un journal de ce mouvement en marche et en formation. Plus que toutes les autres, les choses anglaises doivent être ainsi abordées par le procédé historique. Nul ne peut comprendre ce qu’elles sont, s’il n’a appris d’abord ce qu’elles ont été. Dans le cas actuel, avant d’examiner la résurrection du drame, il importe de dire combien de temps il était resté au tombeau et de quelle maladie il était mort. Toute cette histoire est à créer, et rien ne vient à notre aide : loin de là. Les critiques d’autrefois se perdent dans le détail ; les Mémoires fourmillent d’anecdotes mensongères. Cette portion d’histoire littéraire est comme un jardin abandonné à lui-même et qui retombe en forêt. Les allées s’effacent, les fleurs sont redevenues sauvages et les fruits, s’il en reste, sont la proie des maraudeurs.

J’ai cru, — peut-être me suis-je trompé, — que j’échapperais par ma situation particulière à quelques-unes de ces difficultés, qui sont presque des impossibilités. J’ai longtemps résidé en Angleterre. Je connais un peu les êtres et les coutumes ; je sais la