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du nombre des suicides, et les progrès de l’alcoolisme ? ou, pour éveiller quelque image moins attristante, qui niera que, dans le monde entier, la conception de la « vie heureuse » et par conséquent la nature du rêve ne soit devenue sensiblement la même ? Trahit sua quemque voluptas, disait un vieux proverbe ! On aurait promptement fait le compte des « voluptés » que les hommes d’aujourd’hui poursuivent ; et dans toutes les races, comme sous toutes les latitudes, on serait étonné de l’entière analogie des désirs ! Mêmes cafés-concerts et mêmes brasseries ! mêmes plaisirs champêtres et mêmes « bateaux de fleurs » ! Il n’est pas jusqu’aux « sports » qui ne soient devenus internationaux, les courses de taureaux après les courses de chevaux, et le foot hall, et le lawn tennis, et la bicyclette. On s’y entraîne de la même manière, par le même exercice, en observant le même régime. Et quelle en est manifestement la première des conséquences ? En nous fabriquant à tous les mêmes corps, et en les marquant au besoin des mêmes tares, c’est toujours d’effacer en chacun de nous les traits caractéristiques, et pour ainsi parler « signalétiques » de la race.

« Il n’y a point d’hommes dans le monde — disait Joseph de Maistre ; — j’ai vu, dans ma vie, des Français, des Italiens, des Russes ; je sais même, grâce à Montesquieu, qu’on peut être Persan ; mais quant à l’homme, je déclare ne l’avoir rencontré de ma vie ; s’il existe, c’est bien à mon insu. » Et, pour le plaisir de faire un paradoxe, Joseph de Maistre oubliait ce jour-là que le grand honneur du catholicisme, dont le nom même le dit assez éloquemment, était de n’avoir vu dans l’humanité que des hommes. Italiens ou Français, Chinois ou Annamites, Rome ne connaît que des chrétiens. Mais si le paradoxe, en des temps plus anciens, a pu contenir et a contenu sa part de vérité, c’en est le contre-pied qu’il faut prendre aujourd’hui. Pour toutes les raisons que nous venons d’indiquer, les noms d’Anglais et de Français, d’Allemands et d’Italiens ne désigneront bientôt plus que des groupemens politiques. On ne se ressemblera pas tous ! mais les différences n’auront plus rien ou presque rien d’ethnique : elles seront individuelles. Il y aura une « race européenne » ; et les rivalités ou les haines ne désarmeront pas dans le monde ; mais s’il éclatait demain une guerre européenne, ce serait, comme disait le poète, une guerre déjà « plus que civile. » Elle n’en serait pas pour cela moins atroce !

C’est donc en vain que l’on essaierait de s’opposer aux progrès du cosmopolitisme ou de l’européanisme littéraire, s’ils ne sont, — comme, dans un autre ordre d’idées, les progrès de la démocratie, — qu’un effet entre beaucoup d’autres, un cas particulier,