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une conséquence inéluctable de l’universelle transformation qui s’opère dans le monde contemporain. C’est pourquoi ceux-là seuls peuvent le regretter dont le désœuvrement ne demande à la littérature que des « secousses » pour diversifier leur ennui ; ou encore, et aux antipodes du monde intellectuel, ces esprits paresseux qui n’aiment pas à être dérangés dans leurs habitudes. Les romans de George Eliot ou ceux de Tolstoï, Adam Bede ou Anna Karénine, étaient certes faits pour troubler les lecteurs de Paul de Kock ou de Pigault-Lebrun, ces représentans attitrés du « vieil esprit gaulois; » et les Revenans ou Maison de Poupée, — qui n’ont pas autrement étonné les spectateurs de l’Étrangère ou de la Femme de Claude, — avaient de quoi scandaliser les admirateurs de Labiche ou de Duvert et Lauzanne. Mais, de se porter après cela pour les champions de « l’esprit français » ou les défenseurs de « la tradition nationale », c’est ce qu’on ne saurait leur permettre ! Et la raison en est que si nous éprouvions la crainte, en admirant le talent, quelle que soit sa patrie d’origine, de voir s’évanouir dans « les brouillards du Nord, » ou se flétrir « aux feux du Midi » les qualités que nous croyons être celles de notre littérature, c’est précisément alors que nous nous méprendrions sur la nature de ces qualités mêmes. De toutes les littératures de l’Europe moderne, il n’y en a qu’une qui n’ait rien à perdre, mais au contraire tout à gagner au développement de l’esprit « cosmopolite » ou « européen, » — et tout justement c’est la nôtre.


II

Nous sommes fiers, et à bon droit, du pacifique empire que notre littérature a longtemps exercé dans le monde. Mais qu’est-ce que nous croyons donc que les étrangers en aient admiré ou goûté? Quels motifs pensons-nous qu’ils aient eus de s’y intéresser? Il y en a d’historiques et il y en a de géographiques. Mais s’il y en a probablement aussi de littéraires, nous ne pouvons pas être assez sots ou assez impertinens pour nous flatter que les Anglais aient trouvé nos grands écrivains supérieurs aux leurs, Descartes à Bacon ou Molière à Shakspeare. Nous ne pouvons pas supposer davantage que Racine même ou La Fontaine, que Pascal ou Bossuet, — les plus grands artistes de notre langue, — aient procuré aux Italiens des « sensations d’art » plus vives, ou d’une qualité de volupté plus rare, que les grands virtuoses de leur littérature, un Pétrarque, un Arioste, un Tasse? Et nous imaginerons-nous, par hasard, que les compatriotes de Cervantes et de Calderon aient pu demander des leçons de « chevalerie », de