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descendant vers le Tay enchantèrent ses premiers regards. Puis sur ces visions se refermait le rideau noir des brumes de Londres. Plus tard, quand ses parens quittèrent la ville pour la banlieue et vinrent se fixer à Herne Hill, au bout des coteaux du Surrey, la beauté des choses inanimées lui devint plus familière. De la fenêtre paternelle, il voyait s’étendre, d’un côté, des prairies vertes, des arbres et des maisons semées çà et là sur le premier plan, avec une riche campagne qui ondulait vers le sud, et, de l’autre côté, ses yeux se portaient à travers Londres, vers Windsor et Harrow. Autour de la simple et confortable maison était un jardin aux gazons en pente, bien fondus, au verger plein de cerises et de mûres, « couvert de la magique splendeur de fruits abondans, vert tendre, ambre doux, pourpre veloutée, courbant les branches épineuses, grappes de perles et pendeloques de rubis qu’on découvrait avec joie sous les larges feuilles qui ressemblaient à de la vigne, » jardin délicieux enfin où l’enfant ne voyait aucune différence avec le paradis terrestre, sinon « qu’aucune bête n’y était apprivoisée et que tous les fruits y étaient défendus ». Son goût inné pour les formes et les couleurs n’en était plus réduit, comme à la ville, à s’appliquer aux dessins des tapisseries ou aux constructions de briques. « Dans le jardin, quand le ciel était beau, dit-il, mon temps se passait à étudier les plantes. Je n’avais pas le moindre goût pour les faire pousser ou pour en prendre soin, pas plus que pour soigner des oiseaux ou des arbres, ou le ciel ou la mer. Tout mon temps se passait à les contempler. Poussé non par une curiosité morbide, mais par une admiration étonnée, je mettais chaque fleur en pièces jusqu’à ce que je connusse tout ce que j’en pouvais connaître avec mes yeux d’enfant. »

Timide dans le monde autant que triomphant dans son office, M. Ruskin vivait fort isolé, dans la compagnie seulement des personnages légendaires ou romanesques de ses auteurs favoris. Quant à sa femme, élevée dans un milieu inférieur à celui des Ruskin, mal à son aise avec ses nouvelles relations, trop intelligente pour l’ignorer, trop fière pour le souffrir, elle avait pris le parti d’oublier le monde. C’était, d’ailleurs, une mère évangélique et dévouée, avec le Trésor du chrétien sur sa table et la haine du pape dans son cœur, détestant le théâtre et aimant les fleurs, « unissant l’esprit de Marthe à celui de Marie », infatigable, ordonnée, ne vivant que pour son mari et pour son fils, capable d’aller demeurer à Oxford, en étrangère, pour ne pas l’abandonner durant ses années d’université, veillant constamment à écarter de lui toute douleur, au risque de l’amollir, et tout danger, au risque