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de le rendre gauche ; lui donnant chaque jour sa leçon de Bible avec méthode et suite, sans jamais le surmener, ouvrant peu à peu ses yeux à cette clarté de l’Ancien et du Nouveau Testament qui illuminera jusqu’au bout les hautes cimes de son œuvre. L’enfant n’avait même pas la perception de ce que pouvait être l’anxiété. Les Ruskin ne dépensant jamais plus de la moitié de leurs revenus, se libéraient des inquiétudes d’argent et mettant toute leur joie à admirer, ils ignoraient les soucis de la jalousie et de l’ambition. Ils trouvaient le sort d’habiter un cottage et d’avoir le plaisir de la nouveauté en allant visiter Warwick Castle préférable à l’honneur d’habiter Warwick Castle et de n’avoir plus à s’enthousiasmer devant rien. D’un caractère égal, ils ne se passionnaient que pour les idées ou bien pour les spectacles de la nature. « Jamais, dit leur fils, je n’entendis leurs voix s’élever pour aucune discussion, jamais je n’ai vu un serviteur grondé sévèrement. » Sous une discipline douce, régnaient dans cette maison la paix, l’obéissance, et la foi.

Ainsi sauvegardé de tout trouble extérieur, le goût artistique de l’enfant s’affinait dans une sorte d’extase. S’il voyageait, l’extase ne cessait point, mais trouvait un aliment nouveau dans des visions nouvelles. Chaque année, au mois de mai, M. Ruskin partait pour une tournée d’affaires. Sa femme, ne voulant le laisser affronter seul aucune fatigue, le suivait ; on plaçait le petit John entre les deux sur le portemanteau et « la bonne » derrière la voiture, sur le dickey, et toute la famille roulait en poste. Chaque soir, les visites commerciales terminées, M. Ruskin menait son fils dans les ruines, les châteaux, les cathédrales qu’on trouvait sur la route. On lisait des vers et l’on dessinait. À cinq ans, John s’en va ainsi dans la région des lacs, en Écosse ; à dix ans en France, passer à Paris les fêtes du couronnement de Charles X, et il visite le champ de bataille de Waterloo ; puis il retourne en Angleterre, prenant partout des notes et des croquis, décrivant les collèges et les chapelles, la musique à Oxford, la tombe de Shakspeare, une fabrique d’épingles à Birmingham, des vues de Blenheim ou de Warwick Castle, découvrant le monde dans sa tangible et pittoresque variété à l’âge où les petits Français déchiffrent laborieusement des vocables abstraits sur de plates cartes de géographie. Enthousiasmé par la région des lacs, il écrit sur le Skidaw comparé aux Pyramides ces vers où l’on ne reconnaîtrait certes pas un enfant de dix ans : « Tout ce que l’Art peut faire — n’est rien devant toi. La main de l’homme — a dressé des montagnes de pygmées, mais des tombes de géans. — La main de la nature a dressé le sommet de la montagne — mais n’a jamais fait de tombes. »