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l’Angleterre, elle ne prit pas, dès le début, une attitude comminatoire. Il semblait entendu, des deux côtés que l’on devait se fâcher et qu’on se lâcherait un peu, mais qu’on n’irait pas au-delà. Le gouvernement russe était donc préparé à la mauvaise humeur de Londres, il ne l’était pas à celle de l’Autriche, comme on peut le voir par le télégramme suivant que j’adressai le 21 à M. de Chaudordy, et pour l’intelligence duquel il faut se rendre compte de l’antagonisme personnel qui existait alors entre le prince Gortchacow et le comte de Beust :

« Je viens de lire la réponse de l’Autriche à la circulaire russe. Elle se compose de deux dépêches assez raides dont le prince de Metternich vous aura vraisemblablement à l’heure qu’il est donné connaissance. Le prince Gortchacow en a écouté hier la lecture avec une impatience mal déguisée. Il a répondu au comte Chotek que la Russie avait obéi à un devoir impérieux en agissant comme elle l’avait fait, et que le sentiment de la nation réclamait cette abrogation que les circonstances générales facilitaient et autorisaient dans une certaine mesure ; que d’ailleurs les traités actuellement en vigueur avaient été tellement déchirés et périmés qu’il était nécessaire de refaire en Europe un droit nouveau ; que la Turquie elle-même n’élèverait aucune objection, enfin que la Russie désirait le maintien de la paix ; et qu’il faudrait en tous cas plusieurs années avant qu’elle ne pût tirer une conclusion pratique de cette déclaration. »

Le prince Gortchacow avait raison en ce qui concernait la Turquie. A la nouvelle de la dénonciation du traité, son habile ambassadeur, Roustem-Bey[1] s’était mis au lit pour quarante-huit heures et avait fermé sa porte à tout le monde. Je le vis quelques jours après, et il me déclara qu’après avoir mûrement réfléchi dans une solitude qu’il avait tenu à se ménager entière, il ne pouvait que se résigner et conseiller à son gouvernement d’accepter la déclaration. La guerre en ce moment entre la Turquie et la Russie n’était pas possible pour beaucoup de raisons, et dès lors il croyait qu’une certaine bonne grâce de son gouvernement, du moment où il devrait finir par accepter, lui serait plus utile qu’une attitude revêche et offensive. Cette opinion fut partagée par Ali-Pacha, alors grand-vizir, et quelques jours après, le 27 novembre, l’empereur faisait venir Rustem-Bey à Tsarkoë Selo pour lui exprimer lui-même toute sa satisfaction de la manière conciliante avec laquelle le grand-vizir avait accueilli la déclaration de la Russie. Sa Majesté lui donna aussi sa parole qu’elle n’avait pas appelé un homme de plus sous les armes en conséquence de sa déclaration.

  1. Rustem-Bey, depuis Rustem-Pacha, gouverneur du Liban et ambassadeur à Londres, où il est mort il y a quelques semaines aimé et estimé de tous.