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ainsi qu’il se plaint, tout en s’excusant de la liberté, que cent aunes de velours cramoisi, commandées pour lui par un des gens de Saint-Thomas, soient si mauvaises qu’il n’en recevra plus de pareil. Mais ces échanges de procédés courtois ne l’empêchaient pas de réclamer, avec beaucoup de vivacité, à propos de quelque infraction faite au cartel d’échange des prisonniers, ou de la mauvaise réception faite à un tambour qui était venu, en vertu de ce cartel, réclamer le comte de Coconas. Plutôt que d’appuyer ses réclamations sur le droit des gens et les usages de la guerre, il préférait cependant leur donner un tour personnel et original. C’est ainsi qu’à l’époque du blocus qu’eut à subir Pignerol (août 1693), il demandait à conserver la liberté de sa correspondance avec la France, et il ajoutait : « Si c’estoit moi seul qui eust une maîtresse en France, je n’oserois peut estre témoigner l’empressement d’avoir de ses lettres, mais j’ai affaire icy à plus d’un amoureux. Ils attendent la décision de Son Altesse Royale que je vous supplie de vouloir bien assurer de tous mes respects[1]. » Le duc de Savoie se refusait à cet arrangement. Tessé était bien obligé d’en prendre son parti, mais il ne pouvait s’empêcher d’écrire avec humeur à Saint-Thomas : « Vous savez mieux qu’un autre que depuis que j’ai l’honneur d’avoir commerce avec vous, j’ai eu lieu d’accoustumer mon cœur aux surprises et aux tribulations. »

Ce commerce auquel Tessé fait allusion, et qui devait lui occasionner en effet plus d’une tribulation, était la négociation secrète dont il ne tarda pas à se trouver chargé, et où il devait apporter plus de souplesse que Chamlay. Pendant quatre ans, de 1692 à 1696, cette négociation se poursuivit par hoquets, comme disait l’un des correspondais de Tessé, avec des intercadences qui la firent plus d’une fois rompre et reprendre, sans que pour cela les hostilités fussent suspendues. En même temps qu’avec une bravoure, et même une témérité héréditaires dans sa race, Victor-Amédée combattait à la tête des Impériaux, il se préparait à les trahir, et il entretenait avec Louis XIV un commerce dont le prince d’Orange n’était pas sans se douter, mais dont il ne put jamais acquérir la preuve. L’intermédiaire habituel de ce commerce était un certain Groppel (ou Gruppel), qui est qualifié de bailli de Veillane et d’auditeur de guerre de Son Altesse Royale. Le métier que faisait Groppel n’était pas sans fatigues ni périls. Il se présentait dès l’aube aux portes de Pignerol, en habit de paysan, ayant marché à pied toute la nuit pour échapper aux

  1. Arch. Turin. Tessé à Saint-Thomas, 17 août 1693.