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partis, tant allemands que français, qui battaient la campagne. Aussi arrivait-il généralement exténué, et la première chose qu’il faisait, c’était de demander à manger et à dormir. Tessé l’enfermait alors sous clef, car il fallait que sa présence à Pignerol demeurât inconnue, et il s’empressait d’informer tantôt Croissy, tantôt le Roi lui-même, de l’arrivée de celui qu’il appelait son petit homme ou son petit négociateur. Il le gardait quelques jours à Pignerol, discutait pied à pied avec lui les conditions d’un accommodement possible avec le duc de Savoie, et le laissait ensuite repartir comme il était venu, non sans railleries terreurs auxquelles le pauvre bailli était en proie. « Je ne saurais assez exprimer la frayeur naturelle et sans affectation qui lui prist en nous quittant, sur la fantaisie qu’il eust que Ruvigny auroit peut estre eu quelque vent de son absence, me répettant avec des mouvemens de peur incroyable que si cella a pu estre, le dit Ruvigny estoit homme à le faire assassiner pour avoir ses papiers[1]. »

En habile négociateur, Tessé dès le début ne négligeait rien de ce qui pouvait aider au succès de l’affaire : « Je ne dois pas oublier, écrivait-il, que j’ai promis à l’oreille de Groppel 30 000 écus une fois payés et 4 000 écus de pension pour le marquis de Saint-Thomas, comme aussi 4 000 écus pour Groppel une fois payés et 2 000 écus de pension. Je puis assurer Sa Majesté que la proposition de cette grâce du Roi a esté placée en sorte que je n’ay rien sur cella à désirer ni pour la manière, ni pour la sorte dont il m’a paru qu’elle était reçue[2]. »

Ce serait tout à fait sortir de notre sujet que de raconter les interminables péripéties de cette négociation, dont les pièces, éparses tant à Paris qu’à Turin, pourraient former plusieurs volumes. Nous ne voulons mettre en lumière que les incidens qui ont trait au mariage de la duchesse de Bourgogne. Durant ce long échange de communications entre Versailles et Turin, on ne sait ce qu’on doit le plus admirer de l’audace et de l’habileté de Victor-Amédée, ou de la modération et de la patience de Louis XIV, depuis qu’il avait échappé à l’influence de Louvois. C’était lui qui était le vainqueur. Depuis l’origine de la guerre, il n’avait pas subi un seul revers, tandis que Victor-Amédée avait été outrageusement battu. Son armée occupait la moitié des États de son adversaire, et campait aux portes de Turin. Néanmoins il semble que ce soit Victor-Amédée qui lui fasse la loi. Rien que l’habile

  1. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 96. Tessé à Croissy, 18 avril 1696. Le marquis de Ruvigny, huguenot, Français d’origine, était résident britannique à la cour de Savoie.
  2. Aff. étrang. Corresp. Turin, vol. 94. Tessé à Croissy, 31 mai 1693.