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un parti plus avancé, de donner à des rivaux le prestige d’une sorte d’excommunication et de reconnaître des hommes trop révolutionnaires. Puéril sentiment, nul n’en disconviendra, mais puissant, mais pour certaines natures irrésistible.

Et puis, il y a aussi le dualisme de l’anarchie, les deux faces si dissemblables sous lesquelles elle se présente. Vous répudiez volontiers Ravachol, les brigands simplistes, les dynamitards pour l’amour de la casse : mais quoi ! tel délicieux anarchiste de votre connaissance ? un savant qui honore son pays et son temps comme Elisée Reclus ? un philosophe perdu dans les nuages comme le prince Kropotkine ? un idéaliste comme Jean Grave ? Non, vous dis-je, il n’est pas si facile que l’on croit de prononcer raca en bloc contre ces hommes et il y faut, avec de l’intelligence, du courage. Car, je vous prie, avez-vous lu l’exposé sommaire et populaire que le prince Kropotkine a publié de l’anarchie, sa philosophie et son idéal ? Vous y aurez vu que l’anarchisme est tout d’abord la simple extension aux phénomènes de l’ordre social et moral des conclusions de la philosophie scientifique de la nature. Vous y aurez vu non sans étonnement la contradiction radicale qui y existe entre la doctrine politique et la doctrine économique de l’école, — la première, ayant pour postulat l’abolition de l’État, le libre développement des forces individuelles groupées sans aucune fixité, — la seconde, aboutissant au communisme absolu, non pas au communisme mitigé et quasi individualiste que l’on appelle collectivisme, qui borne la reprise sociale il la terre et aux moyens de production, qui respecte la propriété privée et l’héritage, et pour lequel un certain socialisme marque une prédilection très vive, mais pour le communisme vrai ou le partage égal de toutes choses entre toutes gens ! Se charge qui voudra de concilier cette formidable antinomie et de m’expliquer comment, sans contrainte de l’Etat, ce communisme rigoureux s’établira ; ou comment il se maintiendra, tant que de nouvelles habitudes d’esprit n’auront pas été créées sans l’intervention de l’autorité ; ou comment enfin l’État consentira à s’anéantir volontairement quand il aura accompli cette grande tâche et par-là même justifié son existence ! Il me suffit de noter que ces contradictions sont autant de passeports à la bonne volonté des socialistes et qu’à beaucoup il paraîtrait dur d’exclure, sous prétexte d’une hérésie à lointaine échéance, d’aussi zélés promoteurs de la propriété commune. Et voilà pourquoi, malgré les avertissemens du passé, malgré les leçons des temps nouveaux, le socialisme n’a pu jusqu’ici exterminer de ses rangs ces faux frères, extirper cette excroissance morbide. A Zurich,