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monter périodiquement, sans violence, sans bruit, sans ostentation, une troupe silencieuse, nombreuse, d’haoussas commandée par un administrateur et dont les fusils sonneraient tous ensemble à la parade du soir dans la rue principale des villages ; parcourir ainsi le pays en promenades militaires ; revenir inopinément, montrer qu’on est toujours là, invisible mais latent, qu’on veut froidement, fermement, le respect, la bonne foi dans les transactions, la justice pour tous et entre tous, que d’un seul mot, d’un geste de tous ces fusils abaissés, l’on pourrait… ne serait-ce pas s’assurer un prestige considérable, une soumission absolue, cet attachement presque câlin que donne la peur de la force jointe au sentiment de protection qu’on ressent auprès d’elle ? Insistons à dessein : aucune violence, aucun abus ; se servir de la force, c’est s’affaiblir, car c’est permettre de la mesurer. Mais l’appareil muet, impassible, de la puissance, voilà la raison qui commande le respect. Nous le répétons, ces colonnes pacifiques sont absolument nécessaires à l’extension et à la consolidation de notre influence. Et pour créer ces colonnes, il est indispensable d’augmenter le nombre des miliciens indigènes à la Côte d’Ivoire.

Ces réformes, ces améliorations, nous en avons l’indestructible confiance, l’avenir, un avenir prochain les fera. Elles ne seront pas l’œuvre d’un jour, mais leur jour, lentement et sûrement, viendra. Sans doute quelques-uns d’entre nous succomberont en route : la masse passera par la trouée ouverte. Des temps nouveaux paraissent luire enfin ; une ère s’ouvre, de vie coloniale et d’expansion lointaine. Puisse-t-elle être généreuse à notre colonie toute débile encore, presque née d’hier ! Puisse la Côte d’Ivoire entrer bientôt enfin dans cette voie de magnifique développement que lui réserve la nature féconde, s’éveiller à la destinée que lui promettent toutes les bonnes fées équatoriales penchées sur son berceau ! Oui, qu’elle devienne heureuse et prospère à son tour, cette côte française de Guinée, si mystérieuse, si attachante, d’où l’on pense si souvent, par les belles nuits de la Croix du Sud, à la patrie lointaine, au cher « ruisseau de la rue du Bac », cette terre où des Français abordèrent les premiers voici cinq cent quatorze ans, et sur laquelle, tant que le monde sera monde, on ne cessera de chérir la France et d’acclamer son nom !


PIERRE D’ESPAGNAT.