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L'AGE DE L'AFFICHE


I

Si un homme du temps de Richelieu ou de Mazarin pouvait se réveiller du sommeil dont il dort depuis deux siècles, reprendre ses souvenirs où il les a laissés, et se retrouver ainsi, sans y être préparé, au milieu du Paris actuel, quelles seraient, sur le boulevard, ou même sur le Pont-Neuf, ses impressions les plus fortes ? Tout en y rencontrant peut-être encore de rares et vagues ressemblances avec les aspects et les silhouettes de son temps, il ne reconnaîtrait probablement plus rien, commencerait par croire à une hallucination, et finirait sans doute par devenir fou, après avoir vu passer un certain nombre de bicyclettes, d’hommes en « tuyaux de poêle », et d’omnibus. Il y aurait, toutefois, des degrés dans ses surprises, et tous ses saisissemens n’auraient pas la même brutalité ; mais le spectacle des affiches, des murs tout tapissés de coloriages grimaçans ou licencieux, de clowns, de pantins et de femmes multicolores riant et cabriolant dans tous les feux et tous les punchs de Gomorrhe, occasionneraient certainement ses stupeurs les plus profondes, celles où il aurait la vision la plus rapide qu’il ne se réveille pas là où il s’est endormi, ou qu’il fait un de ces rêves dont l’étrangeté, dans le rêve même, nous avertit que nous rêvons.

L’affiche illustrée, de couleur batailleuse, de dessin fou, de caractère fantastique, et annonçant partout, dans des milliers de papiers que d’autres milliers de papiers auront recouverts le lendemain, une huile, un bouillon, un pétrole, un cirage ou un chocolat nouveaux : rien n’est, en effet, d’une modernité plus violente, rien ne date aussi insolemment d’aujourd’hui. On assimile, d’une façon ingénieuse, mais où il entre plus d’érudition