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vertige fuligineux. Tout cela, seulement, n’avait ni le côté morne, ni la raideur de la vie londonienne, et se transfigurait même en quelque chose de pimpant, de clair et d’aérien. C’était bien toujours du rêve, mais ce n’était plus du cauchemar, ou c’était, tout au moins, du cauchemar raconté avec gaieté. Non seulement cela ne pesait plus, mais amusait, allégé par un éclairage de féerie, et de féerie libertine, autre élément de l’affiche, dans lequel s’accusait encore un aspect bien caractérisé de la vie actuelle, celui des petits théâtres, des cafés-concerts et des établissemens de nuit. Rappelez-vous bien la rue du Londres frénétique, voyez le flamboiement de gaz et de lumière électrique du Paris joyeux et nocturne, mêlez à ces fantasmagories un reflet de virtuosité japonaise, et vous aurez peut-être, dans ces trois élémens, toute l’histoire du génie de Chéret, car Chéret est bien un génie, et le plus merveilleusement outrancier et parisien d’aujourd’hui.

Un art véritable, avec tout ce qui le caractérise et l’accompagne, nous est donc né de l’affiche illustrée. Elle a son esthétique, ses critiques, ses amateurs, ses historiens ; elle est vraiment le frisson du jour. Si quelqu’un en doutait encore, comme on aime à douter de ce qui est nouveau, il pourrait feuilleter des ouvrages et visiter des « galeries » qui le convaincraient. Le beau livre de M. Maindron, et bien d’autres écrits, d’articles, d’études, le renseigneraient avec abondance ; la collection, à peu près unique, réunie par la Plume, la petite revue d’avant-garde qui s’intéresse avec une passion si particulière à la chromolithographie murale, continuerait à l’initier ; enfin, la publication, entreprise en ce moment même par la maison Chaix, les Maîtres de l’Affiche, où sont reproduites avec beaucoup de soin et de luxe, un choix des affiches les plus estimées et les plus célèbres, achèverait de l’éclairer et de l’informer. Un grand nombre d’artistes, en effet, se consacrent maintenant à l’art du placard ; tous y louchent plus ou moins, et les Maîtres de l’Affiche nous mettent à même d’en juger. Voici, dans les planches déjà parues, d’abord Chéret lui-même, avec ses femmes frissonnantes sous leurs transparences chiffonnées, coiffées d’ébouriffemens incendiaires, se tordant comme des couleuvres ou passant comme des comètes ; puis, des affiches d’Ibels, pour un journal ; de Georges Meunier, pour des cigares ; de De Feure et de Cazals, pour des expositions ; de Grasset, pour un magasin ; de Willette, pour une pantomime ; de Mucha, pour un théâtre ; de Toulouse-Lautrec, pour un divan ; de Bac et de Métivet, pour des cafés-concerts ; de Réalier-Dumas, pour un gaz ; de Guillaume, pour une opérette ; de Boutet de Monvel, pour une pâte dentifrice. Et voilà aussi des affiches belges,