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amusante que de justesse, la mode de l’affiche contemporaine à certains usages antiques. M. Charles Saunier, dans une étude très vivante, rappelle que les Grecs et les Romains, et même, paraît-il, les Syriens et les Égyptiens, employaient la publicité de la rue. Il cite aussi les placards historiés, par lesquels, au XVIIe siècle, on annonçait les propositions qu’on devait soutenir en Sorbonne, et nous renvoie au Malade imaginaire, où Toinette « orne sa chambre » avec la thèse de Thomas Diafoirus. Ces vignettes, en bonne conscience, ont-elles un rapport bien sérieux avec l’affiche illustrée ? Peuvent-elles vraiment se donner pour des précédens ? Et, même à une époque beaucoup plus rapprochée, il y a seulement un demi-siècle, étaient-ce bien aussi des affiches, ces compositions artistiques de Jean Gigoux, de Devéria, de Tony Johannot, de Raffet, de Nanteuil, de Gavarni, destinées à servir de frontispices aux publications du temps ? N’était-ce pas de l’illustration traditionnelle, de l’art et de la fantaisie classiques, et qui se trouvaient un peu là comme la musique dans les distributions de prix, où elle est une musique semblable à toutes les musiques, et non une musique spéciale, qu’on n’entend et qu’on ne peut entendre que là ? N’était-ce pas, en un mot, du simple dessin, de l’excellent dessin, du dessin de maître, mais du dessin normal, régulier, en quelque sorte légal, et non ce je ne sais quoi de fantasque, de désarticulé, de pervers, de barbouillé, de non encore vu nulle part, d’uniquement nouveau, de diaboliquement moderne, qu’est l’affiche ?

Le créateur de l’affiche, — de cette affiche-là, — c’est Chéret, et jamais créateur ne l’a été plus complètement que lui. Il n’a pas renouvelé ou perfectionné un genre, il l’a inventé. L’affiche, telle qu’elle réjouit ou scandalise à présent nos rues, n’existait pas avant lui, et rien même ne l’annonçait. Elle a jailli, toute fulgurante, de sa brosse ; elle a éclos sur nos murs comme une végétation magique. Si magique, pourtant, que fût cette éclosion de l’affiche, ne pouvait-on pas en reconnaître les élémens, et rien ne la rattachait-il à rien ? On y retrouvait, en réalité, sous la fantaisie la plus étrange et la plus exceptionnelle, certains aspects déjà étranges et exceptionnels par eux-mêmes de la vie contemporaine ; et les plus visibles, quoique magistralement déguisés, étaient ces visions précipitées et fantomatiques que vous offrent certaines rues de Londres, sans cesse traversées, dans leur brouillard, de couleurs et de figures criardes. Vous y remarquiez les mêmes apparences et la même atmosphère de rêve, ces spectres de gens et de choses lancés comme dans un abîme, ces formes hétéroclites et ces contorsions affolées, emportées dans un