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dont la seule présence lui est une torture. En vain Eléonore et la princesse s’efforcent-elles de l’apaiser : il feint d’entrer dans leurs vues, il se prête au jeu d’une réconciliation, il écoute les sages avis d’Antonio et lui répond avec une apparente cordialité : la méfiance demeure dans son cœur. Les moindres incidens l’alimentent : ce n’est plus Antonio seul qui lui est suspect, mais Eléonore, Alphonse, la princesse elle-même ; il leur prête des desseins perfides, des calculs ténébreux. Ainsi jusqu’au moment où ses transports amènent la catastrophe. Ici, l’optimisme de Gœthe adoucit singulièrement la réalité. Bien que le duc se soit écrié, comme dans le récit de Muratori : « Il perd l’esprit ! qu’on l’arrête ! » — Tasse ne donne aucun signe de folie, et rien n’annonce la terrible cellule où des visiteurs le trouvèrent nu et affamé. Resté avec Antonio, il s’abandonne à sa fureur, il se désespère, il invective ses amis de la veille, jusqu’au moment où un mot de son compagnon lui rend la possession de soi-même :

— Quand tu sembles te perdre tout entier, lui dit Antonio, compare-toi à d’autres : reconnais ce que tu es.

Tasse répond :

— Oui, tu me le rappelles à propos !… Aucun exemple de l’histoire ne viendra-t-il plus à mon secours ? Ne s’offre-t-il à mes yeux aucun noble caractère, qui ait plus souffert que je ne souffris jamais, afin que je prenne courage en me comparant à lui ? Non… tout est perdu… Une seule chose nie reste. La nature nous a donné les larmes, le cri de la douleur, quand l’homme enfin ne la supporte plus… Elle m’a laissé par-dessus tout, elle m’a laissé, dans la douleur, la mélodie et l’éloquence, pour déplorer toute la profondeur de ma misère : et tandis que l’homme reste muet dans sa souffrance, un Dieu m’a donné de pouvoir dire combien je souffre. (Antonio s’approche de lui et le prend par la main.) Noble Antonio, tu demeures ferme et tranquille ; je ne parais que le flot agité par la tempête ; mais réfléchis, et ne triomphe pas de ta force. La puissante nature, qui fonda ce rocher, a donné aussi aux flots leur mobilité ; elle envoie sa tempête : la vague fuit, et se balance, et s’enfle et se brise par-dessus en écumant. Dans cette vague, le soleil se reflétait si beau ; les étoiles reposaient sur son sein doucement agité. L’éclat a disparu, le repos s’est enfui… Je ne me reverrai plus dans le péril, et ne rougis plus de l’avouer. Le gouvernail est brisé ; le navire craque de toutes parts ; la planche éclate et s’ouvre sous les pieds ! Je la saisis de mes deux bras ! Ainsi le matelot s’attache encore avec force au rocher contre lequel il devait échouer. »

Le rideau tombe sur ce discours, dans lequel il n’est point difficile de reconnaître ce que M. Kuno Fischer appelle « l’idée