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fondamentale » de la pièce[1], l’idée qui rattache Tasse à Werther, et fait de celui-là un frère assagi de celui-ci. Cette idée se trouve enfermée dans les deux vers que nous avons soulignés. Elle était si chère à Gœthe, qu’il l’a reprise plus tard dans ses Stances à Werther, dont il se servit, plus tard encore, pour composer sa Trilogie de la Passion, qui se ferme sur le même thème : « La séparation est la mort, peut-on lire dans les Stances. Comme nous sommes émus quand le poète ‘chante pour éviter la mort qu’apporte la séparation. Enchaînés dans de tels tourmens à demi mérités, un dieu lui donne d’exprimer ce qu’il souffre. » Le morceau final (Réconciliation) n’est qu’un nouveau développement de ce motif :

«… Quelle puissance calmera le cœur oppressé qui a tout perdu ? Où sont les heures si vite envolées ? Vainement tu avais eu en partage le sort le plus beau : ton Ame est troublée, ta résolution confuse. Ce monde sublime, comme il échappe à tes sens !

« Soudain s’élève et se balance une musique aux ailes d’ange ; elle entremêle des mélodies sans nombre, pour pénétrer le cœur de l’homme, pour le remplir de l’éternelle beauté : les yeux se mouillent ; ils sentent, dans une plus haute aspiration, le mérite divin des chants comme des larmes.

« Et le cœur, ainsi soulagé, s’aperçoit bientôt qu’il vit encore, qu’il bat, et voudrait battre, pour se donnera lui-même, à son tour, avec joie, en pure reconnaissance de cette magnifique largesse… »

M. Kuno Fischer traduit ces sentimens en une prose un peu rébarbative, mais qui ne laisse pas que de dire ce qu’elle veut : « On se délivre de ses passions en les représentant clairement, explique-t-il ; alors on transforme ses conditions en objets, et par-là même on s’en affranchit. Ainsi a enseigné et agi le philosophe Spinoza. Comme penseur et poète, Gœthe en use de même. C’est là qu’est le nœud de son entente la plus profonde avec Spinoza, dont il avait étudié les doctrines avec zèle et pour sa profonde satisfaction entre ses deux versions de Tasse (1784-1786). Il avait trouvé en Tasse un sujet de même condition : un grand poète qui souffre comme Werther, et, comme lui, trouve délicieux de plonger dans l’abîme de son propre cœur. Il ne le peut et ne le doit pas. Dans les souffrances d’un tel poète, il y a la force du relèvement, la force créatrice qui suffit à la guérison. » Avouerai-je que ce prétentieux commentaire ne me paraît point amplifier une pensée pour laquelle il est peut-être superflu de répéter à

  1. Kuno Fischer, Gœthe’s Tasso, 2te Auflage. Heidelberg, 1890. — Voir également Gœthe’s Tasso und Kuno Fischer, par F. Kern ; Berlin, 1892, et une étude de M. W. Buchner, Selbslerlebtes in Gœthe’s Tasso, dans le Gœthe-Jahrbuch de 1894.