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sort des chrétiens ; celui des musulmans a été parfois plus misérable encore. Le sol a été souvent jonché de leurs cadavres. Mais tous ces réfugiés ne disparaissent pas de la face du monde, et s’ils diminuent sur un point la force de résistance, c’est à la condition d’aller l’augmenter sur un autre. On annonce, et depuis longtemps déjà, la chute prochaine, nécessaire, inévitable de l’empire ottoman. Ces prophéties se reproduiront encore maintes fois avant de s’accomplir, et tout porte à croire que plusieurs générations s’écouleront avant qu’elles se réalisent. Dieu veuille qu’il en soit ainsi ! Le temps, en effet, arrange et facilite beaucoup de choses. Il habitue aux transactions, il impose la conciliation. Une solution brusque et rapide, si par malheur on voulait la poursuivre, ne produirait, au contraire, qu’un amoncellement de ruines. L’empire ottoman ne pourrait disparaître que dans des convulsions terribles. Les massacres de ces dernières années ou de ces derniers jours, quelque effroyables qu’ils aient été, ne seraient rien en comparaison de ceux qui ne manqueraient pas d’ensanglanter tout l’Orient. Le fanatisme musulman, uni à la vigueur guerrière d’une race qui a fait ses preuves sur tant de champs de bataille et qui, à ce point de vue, n’a pas sensiblement dégénéré, ferait naître les événemens les plus douloureux. La lutte prendrait un caractère d’extermination, et sur bien des points ce ne seraient pas les musulmans qui seraient exterminés : du moins ils ne le seraient pas les premiers.

Détournons les yeux de pareilles atrocités, et surtout faisons en sorte qu’elles ne se produisent pas. Que faut-il pour cela ? Il faut qu’au milieu des incidens les plus divers et quel qu’en soit le caractère plus ou moins propre à exciter l’émotion, la diplomatie européenne ne perde pas de vue quelques idées simples, précises, sensées, et qu’elle s’y attache avec un inaltérable sang-froid. Le maintien de l’intégrité de l’empire ottoman dans ses limites actuelles doit être un des points fixes de la politique occidentale. On ne voit pas trop, en effet, quelles provinces pourraient aujourd’hui être détachées de l’empire sans faire naître l’un ou l’autre inconvénient, ou de placer une majorité de musulmans sous la domination d’une minorité chrétienne, ou de provoquer parmi les puissances une opposition d’influences et d’intérêts qui ne tarderait pas à dégénérer en conflit. Seule peut-être, encore n’est-ce pas bien sûr, la Crète pourrait échapper à cette double objection ; mais sa réunion à la Grèce, qui n’est très désirable en ce moment ni pour celle-ci, ni pour celle-là, ne manquerait pas d’encourager ailleurs des espérances et d’entretenir des illusions périlleuses. On a pu voir quelle solidarité étroite existe entre toutes les parties de l’empire. Si l’une remue, les autres en éprouvent presque immédiatement la secousse. L’insurrection est terriblement contagieuse. Après l’Arménie,