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telle quelle, parlent assises sur les marches, provoquent, chantonnent, disent de gros mots. Quelques-unes sont belles ; la plupart plantureuses et carrées. Des groupes serrés d’ouvriers, de matelots s’avancent, se bousculent. On boit, on fume, on crie dans la première salle. Cela ressemble à un pandémonium blafard et ignoble. Je n’ai rien vu de pis, sauf certaines rues de Liverpool. Mais ici, on sent en plus, au lieu de la misère froidement résignée ou abrutie, l’âpreté, l’énergie méridionales, et le besoin violent de jouissances, la révolte de l’homme enfermé trois mois, six mois dans un entrepont. — Quelques rues désertes, silencieuses, sans une porte ouverte, avec un seul fanal qui tremblote au fond et le ruisseau qui dégringole, fangeux, sont sépulcrales sous leurs ombres livides et dans leur immobilité. On dirait un dessin de Doré, une horrible vision après une peste, pendant le moyen-âge.

J’ai vu aussi ce quartier en plein jour ; c’est un fouillis de ruelles inaccessibles aux voitures ; on y monte par des sortes de marches. Des poules, des chèvres y vivent en liberté. — Les habitans, les femmes surtout, sont assises sur leur porte, vivent en plein air, crasseuses ; une acre odeur indescriptible emplit l’air. Aujourd’hui il y a des fontaines, et des ruisseaux. Qu’est-ce que cela devait être quand la ville n’était pas arrosée ? Encore à présent, dès qu’un coin est à demi solitaire, il est infecté. — L’eau de la Canebière est d’une couleur extraordinaire, un cloaque d’ordures délayées.

Je me suis assis sur une place et j’ai regardé attentivement pour bien démêler le type, surtout chez les jeunes filles de la basse classe. Elles sont petites, trapues ; quelquefois il n’y a pas plus d’un pied entre la taille et le chignon. Elles marchent équarries sur des pieds solides. Les seins sont amples, le cou épais et court. Le trait essentiel, c’est le menton italien carré, bien dessiné comme celui des Antiques ou celui de Napoléon, largement détaché du cou et emmanché par de forts muscles. La figure est large, les sourcils aisément froncés, le front peu élevé, les cheveux drus, l’expression décidée et dangereuse. On dirait des filles de portefaix grecs ; ce sont des boulottes énergiques. — Mme P… dit que leur audace est étrange. De petites jeunes filles regardent en face, longuement, une femme qui passe, la jugeant et la critiquant tout haut.

La vie est chère ici. Mon cocher de fiacre me dit qu’une chambre d’ouvrier, sous les combles, non meublée, coûte 15 francs par mois, mais les salaires sont assez élevés. Par exemple, un charpentier gagne 7 francs par jour, un tailleur de pierres,