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Ce qui le prouve, c’est que les maîtres d’alors offrent fréquemment aux prolétaires ruraux une prime pour annuler les anciennes conventions. Un monastère rachète ainsi, sous Philippe le Hardi, les emplois de charretier, de gardeur de porcs, de fournisseuse héréditaire du fil à coudre, — ce dernier moyennant 560 francs de nos jours, — afin de supprimer en même temps les distributions de lin et de chanvre qui constituaient le paiement de cette ouvrière. Il fallait que les propriétaires, pour agir ainsi, eussent la certitude de se faire servir à meilleur compte, soit par des paysans affieffés à des conditions nouvelles, soit par des colons indépendans.

Cependant ce travail libre était lui-même bien payé : un faucheur gagne, en 1200, 5 francs par jour de notre monnaie, en tenant compte et de la valeur intrinsèque du métal et de sa valeur relative par rapport au prix de la vie, — de la puissance d’achat de l’argent, — ainsi que seront établis tous les chiffres qui vont suivre[1]. Les journaliers de Languedoc et de Normandie reçoivent, en 1240, 2 francs ; et si, à Paris, la journée des porteurs d’eau de Saint-Louis n’est que de 1 franc, c’est qu’ils sont nourris et logés au palais royal, et qu’il s’agit de gages assurés pour toute l’année. Comparés aux salaires actuels, que l’on évalue, pour le manœuvre non nourri, à 2 fr. 50 et pour le manœuvre nourri à 1 fr. 50 par jour, les rétributions du XIVe siècle ne leur sont pas inférieures. Celles que nous avons recueillies fournissent une moyenne de 2 fr. 34 entre 1301 et 1325, de 2 fr. 80 de 1326 à 1350, de 2 fr. 70 de 1351 à 1375, pour la journée des laboureurs, vendangeurs, bûcherons, batteurs en grange. Les plus heureux vont jusqu’à 4 fr. 20 ; les moins favorisés descendent à 1 fr. 40 ; on constate, dans notre France de 1896, des différences semblables, et même de plus grandes, suivant les départemens et les saisons. Or les moyennes qui précèdent, résumés de chiffres venus des quatre points cardinaux et puisés à mille sources diverses s’appliquent à l’ensemble de l’année. On tomberait dans de singulières exagérations, si l’on ne prenait pas garde que les salaires de moisson ou de vendange, — les plus nombreux et aussi les plus hauts de ceux que l’on rencontre dans les comptes, parce qu’en ces périodes beaucoup de gens embauchaient des ouvriers supplémentaires, — ne sont pratiqués que durant des momens assez courts.

  1. Ce procédé a pour but d’épargner au lecteur des calculs perpétuels et fastidieux. Voyez notre Histoire économique de la propriété, t. I, p. 27 et 62. Ainsi le journalier touche 6 deniers tournois en 1240 ; ces 6 deniers valent intrinsèquement 0 fr. 50, parce qu’ils signifient 2 grammes et demi d’argent fin, et comme ces 2 grammes et demi d’argent fin ont une puissance d’achat quatre fois plus forte que celle qu’ils ont aujourd’hui, les 30 centimes de 1240 correspondent à 2 francs de 1896.